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une raison de croire à notre génie. Nous nous représentons volontiers nos luttes et nos discordes comme la suite nécessaire du progrès des temps : ce qui nous semble extraordinaire, c’est plutôt que d’autres peuples continuent encore à respecter leurs gouvernemens, leurs églises, leurs classes supérieures, et nous nous expliquons tacitement cette anomalie par les préjugés qu’ils n’ont pas encore secoués. Nous nous disons que, s’ils ne sont pas arrivés aux rapides du fleuve démocratique, c’est qu’ils ont marché moins vite que nous, c’est que leur intelligence n’est pas aussi éveillée que la nôtre.

Une pareille impression est faite pour nous cacher l’état des choses chez nos voisins. En réalité, l’Angleterre n’est nullement entraînée par les mêmes courans qui nous emportent. Elle est au moral une espèce d’organisme qui a son développement propre, et même, en tant qu’elle cède plus ou moins à des entraînemens européens, elle y est portée par des tendances tout autres que les nôtres. Elle veut des choses analogues par suite d’une intention différente, qui pour elle fait sortir de ces choses des résultats également différens.

Le fait est que, plus on pénètre dans la vie de l’Angleterre, plus on s’aperçoit que chez elle tout se passe presque à l’inverse de ce qui a lieu en France. Ce qui met en jeu l’activité des Anglais, ce qui produit leurs mœurs, ce qui explique leurs libertés, leurs partis, leur état actuel, et les réactions provoquées par cet état, c’est précisément quelque chose qui n’existe pas chez nous et que nous pouvons à peine nous représenter : c’est la prédominance d’un sentiment commun de devoir public. Je ne trouve pas de meilleur mot pour indiquer ce que je veux dire. Si le signe de la vitalité est dans la cohésion, dans l’action que l’ensemble exerce sur les parties, nul pays n’a encore une vie plus forte. L’Angleterre n’est pas gouvernée par sa reine, ni par son parlement non plus ; en tout cas, le domaine où le parlement exerce une souveraineté de fait s’est peu à peu restreint, et, quoique aujourd’hui il tende peut-être à s’accroître d’un côté, il se rétrécit encore de l’autre. Je dirais volontiers que ce qui règne, c’est le mot gentleman ; du moins c’est une opinion publique, une invisible puissance qui n’est nulle part et qui est partout, qui procède en partie de chacun, mais que nul ne peut braver, et qui gouverne toutes les classes, tous les âges, tous les penchans, qui fixe avec une autorité incontestée comment on doit s’habiller, parler, se comporter. Rien n’est assez insignifiant pour échapper à cette dictature. Depuis un certain jour où le prince de Galles est allé sans gants à un dîner, l’invisible autorité qui exige un habit noir et une cravate blanche pour tout dîner invité a décidé que le convenable en pareil cas était de ne pas avoir les mains gantées pour faire son entrée.