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justice souveraine, qui a voulu que le mal et le bien ici-bas portassent en eux-mêmes leur rétribution, et qui jamais n’accorde à droite un privilège ou une dispense en considération d’une bonne œuvre accomplie à gauche ; mais, d’un autre côté, les consciences ne sont pas encore assez clairvoyantes pour reconnaître que la science la plus utile est la connaissance de cette justice souveraine, et voilà pourquoi les intelligences en restent à l’idée que notre premier intérêt est d’acquérir un ensemble de connaissances pratiques qui nous rende habiles à produire les résultats que nous pouvons désirer.

Pour en revenir à la calme Angleterre, ce qui me frappe en définitive, c’est que, chez elle aussi, la foi et la science sont atteintes d’une seule et même maladie. L’une comme l’autre, elles cherchent à échapper à la vérité, ou plutôt elles n’ont pas plus l’une que l’autre le sentiment de la vérité. Tandis que les hommes préoccupés des intérêts temporels n’estiment que le jugement, les hommes chez qui prédomine la conscience des besoins moraux ne veulent songer qu’à se faire les croyances les plus propres à les consoler, à « griser leur sens de l’infmi, » comme disait Schleiermacher, ou à réaliser leurs autres fins. Ni les uns ni les autres ne s’aperçoivent qu’en réalité la grande affaire de l’homme ici-bas est de vivre, et que pour lui la première nécessité ainsi est de parvenir avec ses facultés à subvenir aux exigences de ses besoins, d’arriver par son intelligence ou autrement, par sa science des lois de la nature et par sa crainte de l’inconnu, à reconnaître et accepter en fait une règle de vie qui suffise pour le sauver de tout ce qui lui est intolérable, et lui assurer tout ce qui lui est indispensable. En politique, on n’arrive à rien de bon en dépensant son esprit à décider si c’est le pape, ou le roi, ou le peuple qui a seul le droit de commander, car de toute façon on n’aboutit ainsi qu’à un pouvoir illimité, et en réalité le seul gouvernement qui puisse nous mettre à l’abri des bévues et des folies auxquelles tout pouvoir humain sera toujours sujet est justement le gouvernement illogique résultant de la combinaison de plusieurs pouvoirs, — je dirais volontiers de plusieurs pouvoirs quelconques qui se contrôlent l’un l’autre. Au moral aussi, la seule direction qui puisse pratiquement nous conduire à remplir toutes les conditions de la vie ne peut elle-même provenir que de la combinaison d’une science et d’une foi qui se contiennent et se complètent mutuellement. La science est dévoyée, et elle devient une dangereuse erreur quand elle méconnaît que son rôle est non point de combattre la croyance en une puissance surnaturelle, mais simplement d’empêcher que la foi ne nous donne, sur les volontés de Dieu et sur les conditions auxquelles il a soumis la vie terrestre,