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de pied, et danseraient une farandole en montrant le poing au ciel. Parce qu’ils sont choqués par les dévotions superstitieuses ou par l’idée que tels ou tels se sont faite de la foi qui sauve, ils déclarent que la sottise consiste à avoir une foi quelconque, et que le dernier mot de la sagesse est de ne plus perdre son temps à se former un juste sentiment des volontés de l’Éternel. Autant déclarer qu’ils veulent poursuivre leurs petites affaires sans regarder s’il y a, oui ou non, des murs devant eux. Parlons franc, la science contemporaine fait d’étranges pèlerinages à Notre-Dame de la Matière, et elle n’est pas pleinement sincère. Les penseurs trahissent leur propre raison en se donnant comme complètement satisfaits par leurs petits mythes matérialistes, par leurs petites légendes sur les promesses intelligentes de la force inintelligente. J’imagine que, s’ils tiennent cela pour la suprême vérité, c’est surtout parce qu’ils regardent cela comme la meilleure arme de combat ; mais l’hypocrisie ne porte pas bonheur. En se persuadant que ces petites cosmogonies sont de force à exterminer le sentiment religieux, et en mettant dès aujourd’hui leur vanité à ne plus s’occuper des religions, les champions de l’intelligence ne travaillent que contre la cause du progrès intellectuel. Si la raison ne voit rien de mieux à faire que de laisser les rêveurs rêver à leur gré leurs rêves surnaturels, c’est elle-même qui le paiera. Au lieu de tuer le sentiment religieux, elle réussira seulement à l’abandonner, faute d’une théologie raisonnable, à toutes les monstrueuses théologies qui peuvent résulter des accouplemens de hasard, de l’aveuglement et des convoitises ou des colères.

Décidément aussi les hommes d’église m’apparaissent comme des somnambules quand, avec leur ritualisme ou leur sacerdotalisme, ils s’imaginent arrêter le torrent qui emporte les esprits, et qui, en les emportant loin de la religion telle qu’elle a été, les expose à se jeter dans l’utilitarisme pur, dans la conviction irréfléchie que le seul emploi fructueux de nos facultés est de les consacrer à découvrir les choses ou les états de choses les plus propres à satisfaire nos désirs. Autant vouloir repousser le Niagara en l’effrayant par des gestes mystérieux. En bonne conscience, la religion elle-même est étrangement matérialiste et utilitaire par les moyens qu’elle emploie pour amener les hommes à reconnaître un maître éternel, et par les recettes qu’elle leur recommande pour détourner d’eux les fléaux et les calamités terrestres. Sous tout cela encore, il y a un machiavélisme inconscient. Les plus croyans ne sont pas tout à fait sincères en se prétendant convaincus de toutes les incompréhensibles efficacités qu’ils proclament comme ce qu’il faut croire. S’ils n’en doutent pas eux-mêmes, c’est peut-être parce que l’irréligion est réellement