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il était l’hôte, et alors il prenait une revanche qui faisait date dans l’histoire. Il opposait à la morgue du rang ou des titres l’impolitesse de l’argent, et trouvait moyen d’écraser par ses magnificences les grands qui lui avaient fait l’honneur de se rendre à ses invitations. Ces occasions-là avaient pour lui une saveur qu’il eût été bien fâché de perdre et qu’il prolongeait le plus longtemps que les convenances le lui permettaient.

Dès les premiers jours de l’existence de la ferme, cette tradition s’établit dans son sein par un exemple mémorable emprunté à la période qui l’avait précédée, celui de Fouquet, qui au fond n’était guère qu’un traitant. Tout traitant voulut à son tour devenir un Fouquet, moins la disgrâce ; ce fut entre eux à qui montrerait le plus d’originalité, jetterait plus de défis à la fortune et imaginerait de meilleures folies. Le vertige s’en mêle, à partir de la régence surtout. Les deux Grimod La Reynière poussent les choses au point d’y exceller ; le père veut avoir le salon le plus brillant, le fils la table la mieux servie qui soient en Europe ; d’autres, comme Haudry et d’Aucourt, tiennent à honneur de se faire ruiner par des danseuses qui s’y emploient très lestement, d’Épinay en avait fait autant à une date plus ancienne. Boutin, Beaujon et Étienne Bouret ont une autre manie, celle de la truelle, qui ne réussit pas également à tous trois. Beaujon put réunir 100 arpens de terre dans l’enceinte de Paris, Boutin tout l’espace qu’occupait l’ancien jardin de Tivoli : une portion de la banlieue était dans leurs mains ; Étienne Bouret n’eut qu’une idée fixe, celle de vendre au roi Louis XV un pavillon où il avait rassemblé toutes les merveilles de l’art, et mourut insol vable sans que son rêve eût été réalisé. Un petit nombre d’entre eux conserva, il est vrai, des goûts et des ambitions plus modestes, Watelet entre autres, qui se contenta de cumuler avec les bénéfices de la ferme les profits de la peinture et de la poésie. Il n’en était aucun qui, après quelques années d’exercice, n’eût son cabinet de curiosités, sa galerie de tableaux et de statues ; tous y joignaient de grands airs, quelques-uns une pointe d’incrédulité, comme Sénac, qui, au lit de mort, demanda « qu’on fît venir le bon Dieu de grand matin et sans cérémonie, afin de ne pas faire jaser le quartier. »

Ces prodigalités, cette ostentation, n’étaient pas toujours volontaires ; elles étaient les conditions et presque les excuses du métier. Les Juifs au moyen âge cachaient leur richesse en la rendant aussi imperceptible que possible, les traitans faisaient naître des doutes sur la leur en la laissant fondre ostensiblement dans leurs mains. C’était d’ailleurs d’usage constant chez les hommes de la ferme que, dans la vie privée comme dans les actes publics, tout se passât avec une certaine grandeur. La lésinerie y était mal vue, et plus d’un fermier se vit éconduit d’un bail à l’autre pour avoir trop