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non-seulement de la foule, mais des classes éclairées. On attendait de lui des miracles. Cette vogue gagna jusqu’à la chaire et pénétra jusqu’à la cour. L’abbé Maury, qui un jour y prêchait, ne craignit pas de mettre le nom de Necker à côté de ceux de Sully et de Colbert. C’était beaucoup oser et oublier ce qu’au fond il était et ne pouvait cesser d’être : protestant, il avait contre lui les dévots ; républicain, il était, pour ainsi dire, noyé dans une population royaliste. Ces conditions d’origine exigeaient de grands ménagemens ; il avait en outre à lutter contre les préventions de la reine, qu’influençait Mme de Polignac. Necker comptait sur l’appui du roi, et, pour forcer cette volonté naturellement indécise, il résolut de frapper un grand coup. Il menaça de se retirer, si on ne lui accordait son entrée au conseil et un lit de justice pour sanctionner l’édit de création des assemblées provinciales. Cette mise en demeure ne réussit pas ; le roi le laissa partir le 20 mai 1781. Necker était demeuré en fonctions près de quatre ans.

Il se retira à Saint-Ouen, où son échec auprès du roi devint son véritable triomphe auprès du peuple. Même parmi les hommes qui lui avaient succédé, il n’y avait qu’un cri et qu’un regret ; au théâtre, les spectateurs saisissaient les moindres allusions qui pouvaient lui être favorables. Le ministre de la guerre, M. de Castries, disait hautement que jamais le roi ne pourrait le remplacer ; appelé après lui aux finances sous le titre de conseiller au conseil royal, Joly de Fleury déclarait aux fermiers-généraux qu’eu acceptant ses fonctions il n’avait fait qu’obéir au roi, et qu’il se proposait de marcher sur les traces de son prédécesseur. Partout son éloge était l’objet ou des entretiens ou des brochures ; les journalistes n’avaient que son nom à la bouche, les estampes reproduisaient son portrait ou retraçaient des scènes allégoriques dans lesquelles il figurait au premier plan. Tout cela était comme le premier souffle de cette révolution qui allait bientôt envelopper la France entière dans son haleine embrasée. C’est à se demander ici comment avec ces deux noms, Turgot et Necker, et un nom respecté comme celui de Malesherbes, Louis XVI n’a pas pu fixer dans ses conseils et mettre à l’abri de toute intrigue un choix de collaborateurs s’associant à leurs desseins et unis dans la volonté de tirer le pays des rudes épreuves qui étaient en perspective. Il avait sous la main des hommes qui étaient l’honneur du siècle, et qui mieux appréciés, mieux protégés, n’eussent pas laissé leur mission incomplète ; qu’eu a-t-il fait ? Turgot, après quelques mois de faveur, a été livré aux risées des valets de cour et sacrifié à un vieillard dameret, Maurepas. De son côté, Necker portait la peine de sa religion et de sa nationalité, n’entrait dans le cabinet du roi pour ainsi dire qu’à la dérobée, et ne pou-