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Au xixe siècle encore, tous les hommes, quand ils viennent au monde, sont des êtres purement sentans, des êtres doués sans doute, dans un sens, de connaissance, mais qui ne peuvent connaître que ce qui se produit en eux, et en eux il ne se produit que des sensations toutes personnelles d’appétence et de répugnance, d’où résultent des craintes et des désirs également personnels. Toujours ainsi le problème de l’éducation, — qui est aussi le problème du progrès, — sera justement de conduire, autant que possible, à la pensée abstraite des multitudes inintelligentes, et en tout cas de faire pénétrer chez des natures qui n’ont encore que des appétences et des répugnances égoïstes la quintessence d’une civilisation dont elles ne peuvent pas comprendre les données. Il s’agit de leur rendre intelligible cette civilisation et par là de les rendre elles-mêmes intelligentes en leur communiquant, autrement que par des connaissances, la conception traditionnelle de la nécessité, qui depuis des siècles s’est peu à peu agrandie de toutes les déceptions humaines, de toutes les défaites qu’ont subies les volontés contraires aux vraies conditions de la vie. D’ailleurs, chez ceux mêmes qui sont appelés à devenir plus tard de savans penseurs, les mobiles qui doivent pendant toute leur vie déterminer leurs volontés, et qui par conséquent déterminent à l’avance le seul emploi qu’ils pourront faire de leur science et leur intelligence, sont déjà formés bien avant l’âge où naît la pensée. Toujours donc il faudra aussi qu’avant l’âge de la pensée la société ait trouvé moyen de civiliser les instincts et l’imagination, qui en sont la préface nécessaire.

Le fait est qu’à cet égard nous n’avons pas de choix : c’est ainsi et seulement ainsi que se transmet la civilisation. Elle consiste non pas dans des opinions de tête, mais dans une tendance publique attachée à une foi publique, à une manière inconsciente de concevoir le bien et le mal, l’impossible et l’inévitable, et cette foi active, que tous ont en eux sans s’en apercevoir, que tous reçoivent sans soupçonner qu’ils l’ont reçue, et qui à leur insu enfante toutes leurs manières de voir, de sentir et de vouloir, — tous aussi sans le savoir concourent par leurs actes et leurs paroles à la propager autour d’eux. Avant d’avoir dix ans, nos enfans sont déjà, par leur caractère, des Anglais ou des Français du xixe siècle ; ils ont déjà reçu du dehors le principe de tous les genres d’idées qu’ils concevront plus tard en croyant les puiser dans les choses mêmes. Par l’effet des exemples et des réprimandes de la famille, par suite des obstacles que les volontés des autres opposent aux entraînemens de l’enfant, par les satisfactions et les désagrémens personnels qu’il est sur de s’attirer chaque fois qu’il se met en accord ou en contradiction