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— Un bel écho ! fit observer le professeur.

Avec empressement, le vieillard déchargea son fusil et ses deux pistolets, dont il sortit des éclairs et un roulement de tonnerre prolongé. Ainsi grondaient les gouffres de la montagne au temps où les haydamaks défendaient celle-ci contre les soldats au son du trembit et au hurlement sauvage des chiens-loups. Désormais la guerre n’a lieu qu’en bas, là où demeurent les hommes, d’un foyer, d’un poteau de clôture à l’autre. Nous abordons sur l’autre rive du lac. Au-delà de l’escarpement pierreux, il y a une prairie peuplée de bestiaux. Les gentianes, les violettes, le myosotis bleu foncé des Carpathes nous regardent de leurs doux yeux de fleurs. Nous avons laissé derrière nous nos anciennes connaissances, le sapin lui-même a fini par disparaître, mais en échange nous saluons les nouveau-venus, des arbres nains et tordus, le pin à cinq feuilles, la myrtille, les saxifrages, les fougères sibériennes. La mousse d’Islande revêt les rochers d’une couche d’argent ; le rhododendron, que les Houzoules nomment rose des Carpathes, répand son frais parfum. Ainsi la solitude grandiose du désert nous avait reçus. Quand par intervalles les nuages se dissipaient, nous apercevions entourés d’un cadre mouvant des tableaux magiques : les roches escarpées couvertes au sommet de neige étincelante, tantôt d’une blancheur intense, tantôt présentant des murailles granitiques d’un vert pâle, dans lesquelles brillent au soleil, comme des diamans enchâssés, de magnifiques cristaux de quartz. Un serpent se dressa sur la pierre où il se chauffait au soleil et nous regarda. Les dames poussèrent des cris perçans, le professeur accourut dans le dessein de le tuer. Ne frappe pas la sagesse, sinon ta mère est morte, dit le haydamak. — Et lorsque le professeur se fut enfin décidé à laisser l’animal en paix : — Le serpent sur notre chemin, ajouta le vieillard en s’adressant aux dames, porte bonheur, et il faut l’honorer.

En effet, le serpent nous porta bonheur, car, au moment où nous arrivions sur le sommet, une bourrasque sépara tout à coup les nuages, et les mit en fuite comme se rue le loup dans un troupeau de brebis.

Déjà la Tchorna-Hora est devant nous avec ses trois couronnes royales et ses vingt-sept satellites, et voici que notre cœur cesse de battre, tant est saisissante la vue qui se déroule des deux côtés, à l’est, à l’ouest, — par-dessus les pointes chauves de la montagne vivement éclairées et la tête sombre des pins. Nous planons comme l’aigle sur ce lointain sans limites. De blanches nues se bercent dans l’éther étincelant, projetant de grandes ombres ondoyantes. D’un côté, l’œil distingue la Hongrie, de l’autre il embrasse les plaines galiciennes. Les colonnes de brume du matin montent comme la fumée des holocaustes. Entre les masses d’un vert foncé