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pas du tout leur source dans les facultés de l’individu, que, tout au contraire, c’est la raison et le sens moral des individus qui ont leur source dans une sagesse publique que l’on peut à bon droit appeler impersonnelle, vu qu’elle se produit précisément par le concours des déceptions et des châtimens de tout genre que les hommes s’attirent faute d’avoir le sentiment du vrai et du juste. La France surtout est payée pour le savoir. Plus que tous les mauvais instincts réunis, ce qui l’a désorganisée, c’est la tendre philanthropie qui, en voyant comment les églises et les gouvernemens avaient mal agi, s’est plu à croire qu’il suffirait de supprimer les autorités et d’abandonner chacun à sa morale naturelle. La France n’en serait pas où elle en est, si, en sentant la nécessité de réformer et de contrôler les autorités humaines, elle eût également senti qu’il n’y avait pas à se fier davantage aux individus humains, parce qu’en fait le propre de l’homme, dans toute condition, est de ne rien avoir en lui qui aspire platoniquement à la justice avant que l’injustice lui ait fait sentir ses crocs, et de ne rien avoir non plus en lui qui cherche seulement à connaître les lois éternelles, avant qu’il en ait appris l’existence en se heurtant contre elles.

Il y a longtemps déjà, Swedenborg avait reconnu en propres termes que l’intelligence est la faculté qui nous rend capables de progrès moral, capables d’être déboutés par Dieu de notre déraison et de nos volontés injustes. Dans la mesure où la philosophie de nos jours a voulu dire cela, elle n’a fait elle-même que renoncer à des erreurs réfutées par l’expérience, et elle est une preuve de plus que l’intelligence, — celle du moins qui s’emploie à comprendre les leçons que nous donnent les lois de la nécessité et de la justice, — est en effet la principale source de la civilisation. Seulement, pour que la destruction des anciennes erreurs n’amenât pas une autre superstition aussi décevante que la foi en un sentiment inné du vrai, il faudrait que l’esprit du jour eût également conscience des impuissances de l’intelligence. Au lieu de la regarder comme suffisant à tout, il faudrait qu’il vît comment tout d’abord elle ne peut pas se suffire à elle-même, comment elle aussi, loin d’être un don de nature, n’est qu’une faculté qui pour grandir a besoin d’être nourrie par d’autres facultés. Malheureusement cela n’a pas lieu. On peut le dire sans exagération, aujourd’hui ce sont les savans et les philosophes qui méconnaissent le plus que nous naissons non pas seulement ignorans, mais inintelligens. Leur propre attention est si exclusivement tournée vers l’intelligence des choses extérieures qu’ils semblent à peine soupçonner la loi première de notre nature, celle qui est à la fois la loi de notre croissance morale et la loi de transmission de la civilisation.