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le blaireau ses provisions d’hiver. Allons ! rends tes trésors tout de suite. — L’évêque s’étonne, veut chasser les prétendus moines ; mais le plus grand tire deux pistolets de sa ceinture et lui crie d’une voix qui perce la moelle de ses os : — Je suis Dobosch ! comprends-tu maintenant ce qu’il faut faire ? — L’évêque et les chanoines tombent à genoux, le second moine détache les clés de la ceinture du prélat et cherche l’argent, tandis que Dobosch les tient en respect avec ses pistolets. Ayant pris l’argent, ils se font donner les habits de l’évêque et ceux d’un chanoine ; puis Dobosch quitte la ville dans le carrosse même de l’évêque en distribuant des bénédictions. Il bénit la sentinelle qui veillait aux portes ; mais le plus singulier, c’est que les hussards lancés de tous côtés arrêtèrent sur la route le véritable évêque, qui, accablé de mauvais traitemens, se fit reconnaître à grand’peine. Cependant Dobosch partageait gaîment sa proie avec ses fidèles. — Oui, mes nobles maîtres, ce furent des temps bien durs pour les seigneurs, les prêtres et les juifs ; jamais en revanche nous n’avons touché à un cheveu de la tête d’un brave homme, ni d’un pauvre, ni d’un fonctionnaire du tsar, car le tsar aimait les paysans et la justice, — mais il n’y a que Dieu qui sache tout.

Un soir de la fin de l’été, de grands feux brûlaient dans notre camp ; enveloppés de nos capes, nous dormions ou jouions. Les astres étincelaient ; Dobosch, étendu sur une pierre couverte de mousse, aussi mollement que sur un lit de duvet, regardait le ciel. Je ne puis vous dire ce qu’il y voyait, mais il était moins sombre que de coutume. Une étoile fila ; elle traversa le ciel comme une gerbe de feu, et les ténèbres l’engloutirent avant qu’aucun de nous eût trouvé le temps de prononcer les paroles. Dobosch nous regarda. — Quelqu’un de vous l’a-t-il conjurée au passage ? — demanda-t-il. Tous se turent. — Alors, dit notre chef, le mal est fait. La letaviza[1] a mis le pied sur la terre, elle s’y est incarnée soit en homme, soit en femme. — Mais on la reconnaît vite à sa beauté, à ses cheveux dorés, répliqua un vieux brigand, et on peut se tenir en garde. — Eh ! que veux-tu faire contre la magie de son baiser ? Elle se glisse furtivement la nuit près des jeunes garçons et des jeunes filles qu’elle veut séduire, et quiconque a touché ses lèvres se consume et meurt. — Dobosch se perdit dans ses réflexions.

À la première lueur du jour, des coups de feu retentirent. Nous sautâmes tous sur nos armes. — C’est une surprise ! criaient les uns. Nous sommes trahis ! disaient les autres. On entendait le cor et des aboiemens de chiens. Dobosch leva son topor avec calme. —

  1. Le vampire descend sur la terre sous forme d’étoile filante.