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cent pas de là, le haydamak nous montre une de ces cavernes qui, enguirlandées de lierre et de pervenche, tapissées de mousse, sont la demeure des démons ennemis ou familiers, des vieilles divinités païennes de notre peuple. Le vieillard fait le signe de la croix en passant et presse le pas de son cheval.

Nous avançons encore quelque temps, jusqu’à ce que le silence monotone soit interrompu par un fracas étrange : ce n’est ni le bruissement des arbres, ni celui du ruisseau, c’est une menace qui grossit jusqu’au grondement du tonnerre. Quand les sapins s’écartent, une turbulente cascade se présente à nos yeux. Les chevaux s’arrêtent d’eux-mêmes. Spectacle magique, l’énorme nappe liquide, passant dans sa chute impétueuse du vert-émeraude au blanc de neige, bondit par-dessus cent écueils qui la déchirent de leurs pointes, la divisent, la repoussent, la font capricieusement bondir en aigrettes, puis retomber en perles éblouissantes, en étincelles argentées. Des fougères de hauteur d’homme escaladent de chaque côté la muraille naturelle et lui prêtent un diadème de palmes frémissantes. Tout est ici fraîcheur, éclat humide. Sur un bouquet d’aulnes flexibles dont le sommet nage comme une île riante dans le sombre océan des sapins, un oiseau chante, sa petite poitrine rouge gonflée d’extase. Les lèvres de Mlle Lodoïska se sont agitées, mais nul n’a entendu ni ses paroles ni l’hymne de l’oiseau ; tout est couvert par le roulement de la chute. Le haydamak lève son topor, et nous nous remettons en marche, contournant toujours les masses rocheuses de la montagne qui se déploient lentement, pareilles aux brisans que vient frapper la mer ; la lumière repose entre elles comme une nappe de chaux, les buissons paraissent être en feu ; sous le glorieux soleil qui les baigne, tous les objets flottent dans une vapeur métallique, et le sommet de chaque montagne porte une couronne d’or. Tandis que la chaîne noire des montagnes s’étend sauvage vers l’ouest, une vallée mélancoliquement sereine s’ouvre au sud dans le lointain borné par la douce teinte bleue des forêts.

Un tintement de clochettes annonce le voisinage de demeures humaines. Une croix brille au-dessus du feuillage ; une caravane passe : vingt chevaux chargés de peaux, deux Houzoules la pipe à la bouche les suivent ; aucun ne porte de fouet, aucun cri n’excite les bêtes, dont le pas cependant ne se ralentit point. Le cheval houzoule n’a nul besoin de ces stimulans. — Les murailles sombres des sapins s’éloignent de plus en plus, le gai murmure du Tcheremoch nous accompagne de nouveau, sur les prairies en fleur paissent des brebis, des vaches, tout un troupeau. — Enfin, le rideau de verdure s’écartant soudain, nous nous trouvons devant Hryniawa, un village houzoule qui s’étend en longueur, coupé par le fil d’argent de la petite rivière. — Chacune des fermes, construites en bois, qui le