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— Vous vous trompez, dis-je, il ne nous prendra pas d’argent quand nous serons entrés dans sa cabane, mais pour deux poignées de poudre il fera ce que nous voudrons.

— Essayez, monsieur Sacher, dit le chapelain.

Aussitôt que mon nom eut frappé l’oreille du vieux brigand, un sourire presque imperceptible passa sur son visage flétri. Dès lors il fut tout autre. — J’ai connu votre grand-père, dit-il, son regard pénétrant fixé sur moi, et votre père et votre oncle à Kalisch, votre oncle surtout… Ah ! le vieux temps ! le vieux temps !.. Mais veuillez donc entrer !

— Et vous consentez à nous conduire ?

— Nous verrons, mon cher petit seigneur, nous verrons, nous avons le temps.

Il nous fit visiter sa maison, qui était partagée en deux vastes pièces d’égale grandeur. Dans la salle commune, près d’une grande cheminée qui servait plutôt à fumer les viandes qu’à chauffer, il y avait une solide armoire ornée de fleurs peintes. Le long des murs s’alignaient de larges bancs ; dans un coin, on voyait un lit massif, puis un bahut du même style que l’armoire, au milieu de la chambre un table. Le haydamak ouvrit la porte qui donnait dans la komora[1] où chaque Houzoule enferme ses habits de fête. À droite se trouvait la chambre des étrangers, sur la muraille de laquelle brillait un trophée admirable : deux fusils turcs damasquinés se croisant au-dessus d’une paire de magnifiques pistolets arnautes, de la poire à poudre en bois, de la torba et du topor[2]. Les murs n’étaient point blanchis, mais rabotés soigneusement de même que le plafond et le plancher. La porte se fermait par une lourde cheville en bois de cèdre ; les assiettes, les cuillers, les fourchettes, étaient en bois de tilleul artistement taillé. Partout la même propreté exquise, partout le même ton de boiserie foncée. Parmi les images jaunies qui se détachaient çà et là, un saint Nicolas surtout était remarquable par ses dimensions et son fond d’or byzantin.

Sur un coup de sifflet bref et léger du haydamak apparut, docile comme un chien, une jolie femme aux pieds nus, au jupon de laine de couleur et à la chemise brodée.

— Nous avons des hôtes, lui dit tranquillement le vieillard.

L’instant d’après, un petit garçon de douze ans environ, dont les beaux yeux faisaient penser à ceux d’un jeune chevreuil, entra non pas timidement selon l’habitude ordinaire des enfans, qui se glissent furtifs le long des murs, mais sans aucune gêne et en nous saluant d’une voix claire. — Où allez-vous donc ? demanda-t-il en baisant la main du prêtre.

  1. Garde-robe.
  2. Torba signifie sac, panetière ; le topor est une hache.