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d’admettre des substances particulières ou des mouvemens déterminés sans les concevoir comme les formes que prend une substance ou une force indéterminée. De même il lui est impossible de connaître des perceptions et des pensées indéfinies sans les considérer comme les modifications d’une puissance ind finie de penser et de percevoir, et, comme le remarque très bien M. Spencer, les données premières que la science appelle matière, force, espace, temps, sont aussi inconcevables en soi que la donnée première des théologies. M. Spencer n’a donc nullement la prétention de saisir la cause des causes. Renonçant à dire ce qui pense en nous ou ce qui agit sur nous, il s’en tient aux perceptions qui se produisent dans notre conscience. Son but est de généraliser toutes les lois déjà constatées pour les ramener à une loi qui s’applique à tous les phénomènes, et de faire de cette loi une vraie philosophie, une véritable unification de tout le savoir humain en la rattachant comme un corollaire obligé à une notion première qui se trouve nécessairement impliquée dans toute impression humaine. Ce principe premier, c’est la persistance de la force, et la loi suprême où M. Spencer résume toutes les lois particulières des phénomènes peut être décrite comme un mouvement constant de distribution et de redistribution que la matière subit sous l’action d’une force attractive et répulsive qui se compose et se dissipe, — qui amène des condensations de substance en se dissipant et des désintégrations en s’absorbant, — qui détermine enfin, dans l’ensemble et dans les parties de l’univers, une évolution constante allant de l’homogène à l’hétérogène, de l’indéfini au défini, de l’équilibre instable à des équilibres mobiles, destinés eux-mêmes à une destruction finale.

Toujours est-il que, malgré sa largeur apparente, le système de M. Spencer est essentiellement étroit par son point de départ. Il ne faut pas se fier aux réserves de mots comme les siennes. Peu importe que nous le nommions loi, cause ou force, le dernier facteur auquel notre analyse s’arrête devient pratiquement pour nous la cause par laquelle nous nous expliquons tous les effets. Si M. Spencer ne dit pas positivement que les mouvemens dont il parle soient produits par la seule activité mécanique de la matière, et s’il présente seulement sa loi comme la forme sous laquelle les opérations de l’être inconnaissable se manifestent à nous dans les conditions de notre conscience, il n’en est pas moins vrai que c’est uniquement d’après les faits physiques, chimiques, physiologiques et mécaniques qu’il se représente la nature de cette loi, ce qui revient en définitive à expliquer tous les phénomènes moraux et sociaux par l’espèce d’opération qu’il n’étudie que dans les phénomènes physiques.