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l’âge où les dames commencent à s’enthousiasmer pour le magnétisme, l’art, la littérature, le microscope, la vocation supérieure de la femme et la découverte des sources du Nil. Un professeur versé dans les sciences naturelles escortait avec beaucoup de dignité les deux Polonaises. Ce professeur avait ce masque de singe qu’on appelle poliment une tête de Socrate, la peau jaune et momifiée d’un pharaon qui aurait dormi cinq mille ans dans sa pyramide, et la plus majestueuse barbe noire ; il se distinguait par des habits de nankin, des souliers vernis, un petit havre-sac et deux filets dont l’un, qui était à jour, servait à attraper les papillons, l’autre, en grosse toile, à prendre les coléoptères aquatiques. Deux de nos voisins s’étaient joints à cette société : le curé de Zabie, jeune homme fort intelligent, et le chirurgien, curieux, bavard, galant comme toujours et comme toujours aussi en frac bleu à boutons de métal. Mon offre de les accompagner fut bien accueillie. L’important était de trouver un guide sûr. — Le meilleur est assurément le Houzoule Mikolaï Obrok, déclara notre chirurgien d’un ton qui ne souffrait pas de réplique. Il nous procurera les chevaux et les selles dont nous aurons besoin ; c’est un ancien haydamak.

— Un brigand ?.. s’écria Mlle Lodoïska toute tremblante.

— À peu près, repartit sèchement le chirurgien. Oui, mesdames, cette contrée rappelle les prairies d’Amérique, et nos Houzoules ne le cèdent en rien aux Peaux-Rouges.

— Que signifie, s’il vous plaît, ce nom de Houzoule ? pouvez-vous nous expliquer cela ?

Le curé fronça les sourcils d’un air capable : — Je vous expliquerai d’abord que nous avons affaire ici à une branche toute particulière de la grande famille slave, qui, malgré la communauté de langue, diffère autant que possible du reste de la Petite-Russie. Tandis que les autres Slaves s’occupent d’agriculture, nos Houzoules, en dépit des rochers où ils perchent, ont gardé, comme le Cosaque, un genre de vie purement pastoral et guerrier. Hommes, femmes, enfans, sont inséparables de leurs chevaux. Intrépides, possédés pour la liberté d’un amour frénétique, ils ont su défendre en tout temps leur indépendance. Jamais un Houzoule ne s’est soumis à aucun servage ni à aucune corvée. Bien que leur sol soit pauvre, leurs demeures, leurs vêtemens, annoncent le bien-être. Ils sont d’une force corporelle extraordinaire ; en vain chercherait-on parmi eux des gens rachitiques ou contrefaits. La plupart ont six pieds de haut, et ils atteignent généralement un âge avancé. Les centenaires ne sont pas rares, et moi, qui vous parle, j’ai enterré à Kiribaa en 1852 un certain Piotre Boudzoul qui comptait cent vingt ans, et qui avait servi comme grenadier sous l’impératrice Marie-Thérèse.