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entier. Je trouve de piquans détails sur ces luttes héroï-comiques dans deux lettres de Montesquieu qui n’auraient point déparé l’excellente introduction de la Correspondance inédite : « Le chevalier d’Aydie m’a marqué qu’il avait gagné son procès. Le père bénédictin dont je savais si bien le nom, et que j’ai oublié, n’avait donc évité des coups de pied dans le ventre que pour tomber dans l’infamie de perdre un procès avec lequel il tuait le temps et le chevalier. » Ainsi s’exprimait Montesquieu le 15 juillet 1751, dans une lettre à Mme Du Deffand. Le 8 novembre 1753, il écrivait de La Brède au chevalier : « Je bus hier, mon cher chevalier, trois verres de vin à la confusion du père de Palène : c’est une santé anglaise. Le pauvre homme aurait bien mieux aimé que vous lui eussiez donné une douzaine de coups de bâton que de signer une transaction qui met le couvent si fort à l’étroit ; mais vous n’avez pas suivi son goût. Le père de Palène est le diable de l’abbé de Grécourt, à qui l’on donne une flanquée d’eau bénite. »

Ah ! que nous sommes loin du bon temps où les plus grands esprits, un Montesquieu, un Voltaire, se gaussaient ainsi des moines, où les femmes les plus polies se vantaient d’être esprits forts, où le relâchement des mœurs dans les couvens défrayait l’innocente gaîté des honnêtes gens ! Ce n’est pas seulement la légèreté d’esprit et de causerie de cette société qui n’est plus : les plus hautes intelligences ne connaissent plus l’audace, le dédain, l’ironie toute-puissante des philosophes du dernier siècle. Le tiers-état, qui a fait la révolution, ne raille plus les moines : il rebâtit les monastères, il lègue ses biens aux églises, il ne demande qu’à se faire ermite. Ainsi va le monde. Quel scandale si un homme pacifique, bien pensant et de la meilleure compagnie, écrivait aujourd’hui à une vraie grande dame : « Une victoire remportée contre les moines réjouit tous les gens de bien ! » C’est le chevalier Daydie lui-même qui tenait ce langage à la marquise de Créquy. Il savait surtout gré à cette noble nièce du bailli de Froullay de mêler quelque gaîté et un peu d’indulgence philosophique à la pratique de toutes les vertus.

Le chevalier ne fut jamais dévot : ce n’est point le seul avantage qu’il retira de son commerce avec Montesquieu, Voltaire, d’Alembert et les encyclopédistes. Il est de ceux qui ont pressenti la grande révolution politique et sociale de la fin du XVIIIe siècle. Il comprit que sans ces « cordes d’imagination » dont parle Pascal, sans les préjugés séculaires, sans le respect inconscient et inné qui avait assuré l’empire de la noblesse et des rois sur notre pays, il était impossible que l’ancien ordre de choses subsistât. « J’ai toujours ouï dire, écrit-il en 1753, que l’autorité des rois se conserve surtout par le respect que les sujets ont pour elle et par la persuasion où ils sont qu’on ne peut former aucun doute sur le pouvoir qu’ils s’attribuent, et que, si on commence une fois à en critiquer l’exercice, on ne manquera jamais de raisons apparentes pour troubler tout gouvernement… Il faudra, disent-ils, avec une pareille administration