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lui plaire ; j’ai trop de délicatesse pour me prévaloir de l’ascendant que j’ai sur son cœur, et, quelque bonheur que ce fût pour moi de l’épouser, je dois aimer le chevalier pour lui-même. » Ces sentimens sont admirables ; on y démêle toutefois un peu de désillusion, de lassitude, de douce pitié.

Voilà bien ce qu’on éprouve pour ces sortes de grands enfans naïfs, sensibles et généreux. Aïssé en était arrivée là, comme tant d’autres, vers trente-cinq ans. Plus qu’aucune autre, elle avait acquis l’amère expérience de la vie. Enlevée tout enfant par les Turcs, achetée pour quelques louis par l’ambassadeur de France à Constantinople, M. de Ferriol, qui la fit élever à Paris par une belle-sœur « peu scrupuleuse et propre à toute sorte d’emplois, » digne sœur de Mme de Tencin, la pauvre fille grandit sans trop savoir peut-être à quoi « son aga » la destinait. Elle avait seize ans environ quand celui-ci revint à Paris ; il habita avec elle l’hôtel de Mme de Ferriol, rue Neuve-Saint-Augustin. C’était un vieillard sexagénaire, nullement près de sa fin, irritable, violent, habitué de longue main à traiter les hommes en Turc et les femmes en pacha : Aïssé n’était qu’une des esclaves qu’il avait achetées, cédées ou revendues. Une première attaque de paralysie générale l’avait naguère fait enfermer comme fou ; il était notoirement maniaque, de goûts bizarres, très dangereux. Qu’il en ait usé à l’orientale avec son esclave, voilà un point sur lequel on s’accordait assez au dernier siècle. Sans parler des mœurs bien connues de M. de Ferriol et des mortelles tristesses d’Aïssé, des ineffaçables stigmates de sa flétrissure[1], on a trouvé dans les papiers de M. d’Argental une lettre de l’ancien ambassadeur qui ne permet plus d’hésiter. Sainte-Beuve aimait fort les gageures en un sens ou dans l’autre : il s’était fait le chevalier d’Aïssé. C’était servir une noble cause, mais que le sagace éditeur des lettres du chevalier Daydie déclare aujourd’hui tout à fait perdue.

Qu’importe ? Le chevalier rencontra Aïssé dans le monde, chez Mme Du Deffand, dit-on, il aima, il fut aimé. C’était en 1720 ou 1721 ; le vieil « aga, » tombé en démence, allait trépasser. Mme de Ferriol menait la belle Circassienne dans tous les salons, surtout dans ceux où fréquentait le régent ; elle avait son idée. Le duc d’Orléans vit Aïssé chez Mme de Parabère, et, s’il n’en vint pas à ses fins, ce ne fut pas la faute de Mme de Ferriol. Le chevalier Daydie, grâce à son cousin, le comte de Riom, favori en titre de la duchesse de Berry, était de ce monde-là ; on l’avait présenté au Palais-Royal et au Luxembourg, la fille du régent avait jeté les yeux sur lui ; bref, c’était un cavalier élégant et accort, un homme à bonnes fortunes, un roué, en dépit de ses titres de clerc tonsuré du diocèse de Périgueux et de chevalier non profès de l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem. Toute sa vie, le chevalier Daydie ressembla

  1. Voyez lettres XVI, XXXIV et XXXVI.