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ESSAIS ET NOTICES.

Le chevalier Daydie d’après sa correspondance[1].


Les amans doivent mourir jeunes ; il n’est permis qu’aux gens d’esprit d’atteindre un certain âge. La vieillesse de Voltaire ou de Mme Du Deffand n’a rien de déplaisant, au contraire : l’un, à quatre-vingt-quatre ans bien sonnés, se dresse sur son lit d’agonie pour dicter un billet sublime ; l’autre, non moins vieille, a quatre lecteurs qui se relaient nuit et jour, et sa dernière lettre à Walpole, un mois avant d’expirer, est encore un chef-d’œuvre. Le brillant chevalier Daydie, l’amant fameux de Mlle Aïssé, a le tort d’avoir survécu à son amour jusqu’à près de soixante-dix ans. Sans la Correspondance inédite que publie M. Honoré Bonhomme, avec sa critique ingénieuse et son érudition bien connue, on aurait pu croire que les destins jaloux avaient au moins épargné au tendre chevalier de Malte la décrépitude sénile et les vulgaires tortures de la goutte. À dire le vrai, on se doutait bien un peu de cette mauvaise fortune en se rappelant certaines lettres du chevalier à Mme Du Deffand[2] ; mais ne s’était-il point fait vieux et caduc à plaisir, par un habile artifice, en ces épîtres si bien tournées, si polies et de si bel air, qu’on se passait de mains en mains dans le salon de la marquise ? Il fallait connaître le fin des choses pour être de tous points édifié.

La première lettre du recueil est de l’année même où Aïssé mourut et fut inhumée à Saint-Roch dans le caveau de la famille Ferriol (1733). Elle avait langui trois ans, en proie à une maladie de consomption ; depuis longtemps, elle n’était plus qu’une amie pour le chevalier. La dévotion avait achevé ce qu’avaient déjà commencé les scrupules un peu raffinés de la pauvre Circassienne : elle était bien revenue des courts enivremens de sa jeunesse. On peut croire que, si elle avait eu d’autres ressources que la famille de M. de Ferriol, elle aurait uni sa destinée à celle de son amant. Ce n’est qu’une hypothèse : dès 1727 en effet, il lui échappe de dire, en parlant de l’amour du chevalier Daydie, le père de son enfant : « C’est la passion la plus singulière du monde ; cet homme ne me voit qu’une fois tous les trois mois ; je ne fais rien pour

  1. Correspondance inédite du chevalier Daydie, faisant suite aux lettres de Mlle Aïssé, publiées sur les manuscrits autographes originaux, avec introduction et notes, par Honoré Bonhomme, Paris 1874 ; Didot. — Nous écrivons Daydie pour complaire à l’éditeur, mais nous pensons, avec de bons juges tels que MM. Ravenel et Lot, que l’on peut continuer à écrire d’Aydie. Aydie est un village des Basses-Pyrénées d’où la famille du chevalier peut être originaire.
  2. Elles sont reproduites, avec trois lettres de Mlle Du Deffand, dans l’excellente édition des Lettres de Mlle Aïssé, par M. Jules Ravenel. Cf. l’Appendice aux lettres de Mlle Aïssé dans l’édition de M. Eugène Asse, Paris 1873.