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elle a été à demi effacée dans l’esprit des hommes par des événemens bien autrement graves, bien autrement saisissans pour l’Europe. Elle ne reste pas moins profondément instructive par les nouveautés militaires qu’elle a produites, comme par ce déploiement de vitalité nationale dont elle a été l’occasion victorieuse pour les États-Unis. Une fois en présence de l’inexorable fatalité, les Américains réparent assurément le temps perdu, et s’ils ont été d’abord pris au dépourvu, s’ils se sont trouvés un instant sans armée, sans un matériel suffisant, ils se mettent aussitôt à l’œuvre avec une inébranlable résolution. Ils portent toute la vigueur, toutes les ressources de leur génie pratique dans l’organisation de ces forces qu’ils sont réduits à improviser, et les premiers ils offrent le spectacle de la plus vaste application de l’industrie aux mouvemens, aux opérations des armées en campagne. L’industrie aide à réaliser les combinaisons conçues par de hardis capitaines. C’est par là que cette guerre de la sécession a toute son originalité, qu’elle a été féconde en innovations dont d’autres armées ont profité, et c’est par là aussi que cette histoire, retracée par M. le comte de Paris avec un zèle scrupuleux d’exactitude, garde un singulier intérêt. Il y a une chose qui n’est pas moins frappante que tous les enseignemens militaires qu’on peut dégager de cette guerre de la sécession, c’est le tempérament moral et politique de ce peuple américain au milieu et à l’issue d’une si terrible crise. Le libéral historien de la Guerre civile en Amérique a raison de le dire, on pouvait craindre que le déchaînement momentané des passions soldatesques n’eût pour effet d’altérer les institutions, les mœurs, les traditions de cette puissante démocratie, qu’il ne développât les tentations de dictature militaire, les velléités césariennes de quelque capitaine popularisé par le succès. Qu’en a-t-il été ? La guerre civile a laissé intactes les institutions et les mœurs. De tous ces chefs qui se sont illustrés par leur habileté, par leur héroïsme, le plus heureux a été et est encore président des États-Unis. Bon nombre sont rentrés dans la vie privée, revenant à leurs anciennes habitudes. Après avoir concentré tous leurs efforts dans une lutte gigantesque, après avoir respiré pendant cinq ans toutes les ivresses de la guerre, après s’être épuisés de sang et d’argent, les Américains ont trouvé tout simplement qu’il n’y avait pour eux d’autres moyens de se relever que la liberté et le travail. Ils sont libres, et ils se sont remis à travailler. Ils ont réparé une grande partie de leurs désastres, et ils paient chaque jour leur dette, — une dette qui avait pris des proportions colossales. Ils ont donné en deux élections huit ans de pouvoir au général Grant sans faire la moindre révolution. Voilà la moralité virile dont le livre de M. le comte de Paris est la saisissante démonstration, et qui n’est pas seulement à l’usage des Américains. Ce qui est juste et salutaire en Amérique n’aurait-il donc ni application ni efficacité en Europe ? M. le comte de Paris pose la question, c’est la France qui serait la première intéressée à la résoudre.