Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/23

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sent trop l’importance de la fonction sociale qu’accomplissent en ce moment les religions pour songer à les détruire brusquement, et en général il n’a rien de révolutionnaire dans ses allures. Ce n’est pas lui qui se permettrait d’affirmer que la matière n’est pas seulement le moyen par lequel s’engendrent tous les faits et tous les êtres, mais qu’elle est la cause première, l’agent qui produit tout sans être lui-même un produit. Ce n’est pas le positivisme anglais non plus qui irait, comme M. Taine, jusqu’à expliquer directement les idées humaines par les seules vibrations des nerfs, — ou, en d’autres termes, jusqu’à tâcher de démontrer que les mouvemens des substances perceptibles suffisent pour déterminer des mouvemens de perception et de volonté sans qu’entre ces deux ordres de phénomènes il soit nécessaire de faire intervenir un être voyant, sentant et voulant. Si l’école anglaise cherche à tout expliquer par les seules actions de la matière, c’est en s’efforçant de montrer que les mouvemens mécaniques, chimiques et organiques de la substance visible suffisent pour amener la formation d’un nouvel ordre d’agens chez lesquels apparaît la propriété de penser et de vouloir, — comme les propriétés chimiques apparaissent dans un autre ordre d’êtres appelés oxygène, hydrogène, etc.

Toutefois, si le positivisme anglais est réservé, il ne montre que mieux par là sa décision. On sent qu’il n’est pas purement un mouvement de colère et un moyen de combat, qu’il représente réellement la froide résolution des intelligences, la conviction fixe résultant de tout ce qu’elles renferment aujourd’hui. Tandis que la France est divisée en groupes irréconciliables qui ne pensent qu’à se nier les uns les autres, et tandis que l’Allemagne aussi se fait ses idées du vrai en vue des luttes qui divisent chez elle l’état et l’église, ou en vue de légitimer les appétits de son ambition nationale, — l’Angleterre, libre de ces excitations et de ces ardeurs militantes, semble plus qu’aucune autre nation avoir donné toutes ses pensées au seul souci de satisfaire son intelligence. Comme la patrie de Luther et de Jean de Leyde avait été l’organe européen de la philosophie romantique et subjective, la patrie de Bacon, de Locke et de Bolingbroke semble aujourd’hui en bonne voie de devenir l’organe européen de l’expérimentalisme scientifique. Par ses Bentham, ses Mill, ses Hamilton, ses Bain, elle a déjà créé une nouvelle logique, une nouvelle économie politique et une nouvelle psychologie, qui ne prennent leur point d’appui ou du moins qui croient et veulent ne le prendre que sur les données positives des sens. Par ses Buckle, ses Lecky, elle a relu laborieusement l’histoire humaine avec l’idée fixe de ne voir dans les décisions des peuples et dans le drame de leur destinée qu’un pur résultat de leurs connaissances