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a priori la cause invisible des effets visibles. Dire que notre époque est matérialiste, ce serait adopter une définition trop étroite. En réalité, la réaction qui entraîne toutes les intelligences actives de l’Europe est une disposition commune à ne pas croire au sentiment pas plus qu’à l’imagination ou à la spéculation abstraite ; c’est un désenchantement qui nie que l’on puisse mener les hommes à la justice par le cœur ou par le sens moral. Seulement, comme il est impossible de s’en tenir à une négation, notre époque en général tend à conclure que l’intelligence expérimentale doit être la seule source de nos conceptions et de nos principes de conduite. En même temps qu’elle supprime la notion de droit et de devoir, elle affirme volontiers qu’en somme il n’y a pour nous que des faits et des lois, des faits qui sont ce que nous sommes forcés de percevoir en dépit de nos sentimens, et des lois qui représentent simplement les genres d’événemens que l’ensemble de nos perceptions nous oblige à reconnaître, malgré notre raison spéculative, comme ce qui revient constamment se manifester.

Remarquez que cette philosophie nouvelle ne se borne nullement à rejeter ce qu’il y avait d’exclusif dans la philosophie a priori : elle exclut elle-même tout ce qui n’est pas une connaissance a posteriori déduite des faits perceptibles. Elle est une manière de croire en l’intelligence qui consiste à n’avoir foi qu’en l’intelligence. C’est pour cela que je demanderai la permission de la désigner sous le nom de positivisme ou d’intellectualisme.

Mais, sous l’influence du courant général, quelle est la direction particulière que prennent les esprits en Angleterre ? Qu’est-ce qui caractérise les doctrines que leurs propres dispositions les poussent à substituer aux systèmes qui se sont écroulés d’eux-mêmes ? À cette question, je répondrais tout d’abord que le positivisme de l’Angleterre diffère essentiellement de celui que nous connaissons en France. La doctrine de Comte, comme le faisait observer M. Huxley, est simplement du catholicisme sans christianisme. Elle a des visées socialistes et des procédés autoritaires ; au fond, c’est une théologie qui tend à créer d’autorité un nouvel état social en soumettant les hommes à un nouveau clergé, le clergé des savans, chargés seuls d’interpréter les lois des choses et d’énoncer au nom de la science les règles de conduite qui doivent être indiscutables pour tous. Le positivisme anglais au contraire est plutôt une morale et une prudence à l’usage des individus, morale qui tend surtout à glorifier et encourager l’effort personnel. S’il repousse les religions, c’est parce qu’elles placent au-delà de la terre le but de la vie et de l’activité des hommes. Encore est-il plutôt irréligieux qu’anti-religieux. Il a le sens politique et les habitudes parlementaires de l’Angleterre. Il