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II.

Les contes et les allégories satiriques forment au XVIIIe siècle l’une des branches les plus intéressantes de la littérature d’imagination. Les mémoires et les relations contemporaines ne pouvant paraître qu’avec un privilège du roi, il fallait, sous le coup de la censure, retrancher ou mutiler bien des pages, tandis que les conteurs, quand ils se hasardaient aux vives et franches attaques, se faisaient imprimer à l’étranger ou clandestinement ; ils disaient tout, et, s’ils tombent souvent dans l’exagération et la calomnie, ils ne mettent pas moins sur la trace de bien des vérités. C’est ainsi que l’Histoire du prince de Rélosan, « où l’on voit sa naissance, son éducation, ses amours, avec son excellent œuvre pour transmuter la lune en le soleil, » donne sur le régent les plus curieux détails. Sous une forme légère et romanesque, l’auteur anonyme retrace les vicissitudes diverses de la vie de ce prince, les causes de la défiance que lui témoigna Louis XIV, le scandale de ses galanteries effrénées ; mais il rend en même temps justice aux brillantes qualités de son esprit, à sa haute intelligence, qui en auraient fait l’un des princes les plus remarquables de notre histoire, s’il n’en avait pas été le plus corrompu. On sent en lisant ces pages, écho fidèle de l’opinion publique en 1727, à quel point était affaibli le prestige de la monarchie au début du siècle où devait éclater la révolution. Paris était inquiet de l’avenir ; il croyait trouver partout de sinistres présages, et la mort même du régent fut regardée comme un avertissement du ciel.

Avec Antoine Hamilton et le Voyage en Mauritanie, nous passons du régent aux princes, et cette fois ce n’est plus à leurs vices, c’est à leur ignorance et à leur frivolité que s’attaque le brillant écrivain. Le troisième jour de mars de l’année dite de la grande omelette, leurs altesses sérénissimes Griffonio, Renardin le prudent, Victorin le chevelu, Marc-Antonin le triste, s’embarquent sur le Visionnaire pour accomplir un voyage scientifique et diplomatique. « Pendant la traversée, quelques dauphins et quelques merluches, que le prince de Griffonio prit pour des cerfs ou des biches, se mirent à badiner autour du navire. Cela fit naître une dissertation sur la nature des poissons, et, comme ces princes étaient fort savans, ils dirent de très belles choses sur le doute que l’un d’eux proposa, savoir : si la mer était faite pour les poissons ou les poissons pour la mer. Pendant qu’on agitait cette question avec chaleur, le navire s’arrêta tout à coup et surprit les disputans par la nouveauté du prodige. On crut d’abord que quelque remord, pour se divertir de l’étonnement des nautoniers, leur jouait ce tour ; mais, comme on mettait un plongeur