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d’une loi régulière de développement que notre expérience nous oblige à reconnaître partout. Évidemment encore, par sa disposition à ne croire qu’à la science et à chercher dans les seules données fournies par les sens l’explication de l’évolution universelle, la philosophie de nos jours est une réaction non moins normale contre toutes les philosophies intuitives qui avaient fait rage vers la fin du xviiie siècle et pendant les quarante premières années du xixe.

Rappelons-nous ces débordemens d’idéalisme et d’imagination. À la suite d’un étroit rationalisme qui, sous le nom de raison, avait attribué à chaque individu une faculté innée pour saisir d’emblée les vérités perpétuelles, — mieux que cela, pour saisir les formes de choses qui étaient le juste et le beau, qui devaient à jamais être reconnues comme la seule bonne forme de gouvernement ou de poème épique, — à la suite, dis-je, de ce rationalisme provoquant, les hommes avaient été rejetés sur leurs sentimens. Sans plus se soucier de ce qu’il faut croire ou admirer, ils n’avaient plus voulu s’occuper que de ce qu’ils éprouvaient en effet, de ce qui réellement se produisait en eux, et malheureusement ils s’étaient si bien absorbés dans leurs sentimens personnels, que la conscience aussi avait eu son orgie. Tour à tour chacune des facultés humaines, chacune des fonctions morales qui peuvent prédominer chez tel ou tel, s’était proclamée comme l’oracle qui méritait seul d’être écouté, comme le guide qui, d’un seul bond, pouvait nous mener à la cause et à l’essence universelles. Il y avait eu les Klopstock et les Hamann arguant des impuissances de la raison spéculative pour affirmer (comme notre Berquin) l’infaillibilité du cœur ; il y avait eu le puissant Kant constatant que notre esprit ne peut rien saisir en dehors de lui-même, mais cédant bientôt à la tentation d’ajouter que néanmoins nous avons en nous un impératif catégorique qui nous révèle ce qui est pour l’homme de tous les temps le devoir absolu. Il y avait eu les Fries et les Schleiermacher déclarant qu’à côté de son intelligence l’homme possède un sens de l’infini qui le met en contact immédiat avec l’inconcevable absolu. Il y avait eu Fichte affirmant que la conscience subjective qui nous révèle les lois du moi pensant nous révèle par là même les lois du non-moi, qui n’est qu’une création du principe pensant. Je ne parle pas des autres philosophies qui ont prétendu trouver le principe universel dans le rationnel absolu, dans le vouloir en soi, ou dans le sentir inconscient.

C’est contre toutes ces hypothèses à la fois que se prononce l’esprit contemporain, ou, si l’on préfère, c’est contre l’hypothèse première impliquée en elles toutes, à savoir contre la supposition que l’homme possède une faculté quelconque qui lui permette d’atteindre