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du XVIIIe siècle, c’est dans les romans de mœurs et surtout les romans anti-religieux.

Marivaux, Crébillon fils. Rétif de La Bretonne, Laclos et Louvet de Couvray sont dans le roman de mœurs les maîtres du genre, et parmi ces maîtres Marivaux est le seul qui prête encore à quelques-uns de ses personnages des sentimens honnêtes. Les autres ne font que glorifier la corruption. Crébillon, dans le Sopha, dans les Égaremens du cœur et de l’esprit, arrache tous les voiles et ouvre tous les rideaux des boudoirs, ce qui n’a pas empêché d’Alembert de dire qu’il a tracé du pinceau le plus délicat les raffinemens, les manies et les grâces de nos vices. Ce sont encore les grâces de nos vices qui ont inspiré Rétif de La Bretonne, l’écrivain le plus fécond de son époque, car vingt ans avant sa mort il se vantait déjà d’avoir mis en circulation mille six cent trente-huit contes, nouvelles et romans. Imprimeur habile, il composait quelquefois typographiquement des pages entières sans se donner la peine de les écrire, et son œuvre complète forme une collection de plus de deux cents volumes. Sur ce nombre, le Paysan perverti a seul survécu, parce que la donnée en est juste et qu’on y trouve quelques pages empreintes d’une grande vérité d’observation. Rétif, en écrivant ce livre, avait eu son heure, et pour lui, comme pour bien d’autres, cette heure n’est plus revenue. Quant aux Liaisons dangereuses de Laclos, elles rivalisent, en fait d’analyse effrontée, avec le Faublas de Louvet de Couvray, et dépassent le Sopha de Crébillon, car il est à remarquer que, plus on avance dans le XVIIIe siècle, plus les romanciers en vogue s’attachent, comme on le fait trop souvent de nos jours, à choisir des types moralement dégradés. Par une singulière coïncidence, c’est à la veille même de la révolution que le roman licencieux donne ses plus tristes produits : les Liaisons dangereuses ont paru en 1782, Faublas en 1789, et l’œuvre insensée qui résume toutes les infamies des débauches païennes, Justine, en 1791.

Les femmes tenaient trop de place dans la société pour rester en dehors du mouvement littéraire ; mais leurs œuvres forment le plus grand contraste avec celles que nous venons de rappeler. Autant les romans de Crébillon fils et de Rétif de La Bretonne sont brutalement cyniques, autant ceux de Mmes de Graffigny et Riccoboni sont délicats et voilés de grâce discrète jusque dans l’analyse des passions les plus orageuses ; c’est qu’en effet la corruption du cœur et de l’esprit était chez les femmes à l’état d’exception. Les filles de théâtre, les courtisanes à la mode, et dans la noblesse et la haute bourgeoisie parisienne quelques beautés faciles défrayaient à elles seules les galanteries de la ville et de la cour, de la robe et de l’épée.