Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/16

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avaient rendu les esprits capables de ne pas s’entre-choquer par leurs théories. La nation dès lors pouvait sans trop de risques arriver à l’âge de la réflexion, à cet âge où la différence des positions et des tempéramens amène des manières différentes de concevoir la société. Les Anglais, tels qu’ils s’étaient formés sous influence de leur passé, avaient à l’état de tendance acquise un sentiment commun qui leur permettait vraiment de professer côte à côte toutes les opinions, d’être républicains ou monarchistes, religieux ou irréligieux par leurs dispositions personnelles sans que cela les poussât à briser la société. Ils s’accordaient tous pour ne pas croire à la violence comme moyen de succès politique. Il y avait en eux et tout autour d’eux un esprit public qui les portait à ne vouloir que le régime de la discussion, à ne penser, écrire et parler que pour proposer ce que chacun, avec ses tendances de classe et son intelligence propre, pouvait concevoir comme le meilleur moyen d’atteindre le but voulu par tous.

Je suis loin de prétendre qu’il ne reste rien de ce passé : les conséquences en existent encore à l’état d’habitudes et de traditions ; mais je veux dire qu’il ne reste presque rien des institutions qui avaient produit ces résultats. Aujourd’hui ce n’est plus ni l’aristocratie de naissance, ni l’aristocratie de fortune, ni la raison réfléchie et législative du pays qui possède la souveraineté, et l’Angleterre au fond a cessé d’être un ensemble de forces différentes gouvernées par un seul esprit. Elle est maintenant livrée à tous les penchans opposés qu’elle peut renfermer. Après avoir supprimé les conditions religieuses de l’éligibilité, et avoir par là ouvert le parlement à toutes les tendances contraires qui peuvent résulter des divers genres d’éducation religieuse, la classe gouvernante a positivement abdiqué son hégémonie. Sans peut-être se rendre bien compte de ce qu’ils faisaient, les whigs et les tories, les lord Russell et les lord Derby, ont si largement ouvert le corps électoral aux ouvriers et au petit commerce que déjà l’aristocratie et ceux qui subissent son influence y sont en minorité. Implicitement la puissance a passé aux masses qui n’ont pas de traditions, qui n’ont pas de position acquise, et qui sont soumises aux entraînemens insensés des plus étroits appétits.

Que ces nouvelles majorités n’aient pas encore d’organisation et de plan de campagne à elles, cela ne change rien au fait de leur souveraineté ; elles n’ont qu’à vouloir pour être en état de dicter la loi. Que la nature de leurs préoccupations et le conflit de leurs tendances irréfléchies les rendent peu capables, et même complètement incapables de s’unir par elles-mêmes dans une volonté commune, cela ne les rend que plus propres à être enrégimentées par