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trouvait à l’abri de la fluctuation des penchans individuels, à l’abri des mouvemens contradictoires de colère et de convoitise par lesquels les masses instinctives sont emportées. En un mot, toutes les forces divergentes de la société n’avaient pas cessé d’être dirigées par une corporation que ses intérêts fixes poussaient à vouloir toujours le même but et chez qui se perpétuait une véritable raison législative, une raison collective sans cesse occupée, non pas à imaginer au jour le jour le moyen de contenter tel ou tel entraînement momentané, mais bien à résumer l’expérience de tous les jours pour en déduire des règles générales de conduite, pour accroître son sentiment constant des nécessités et des impossibilités avec lesquelles ses desseins avaient à compter.

L’Angleterre, toujours celle dont l’histoire est connue, était devenue civilement libre, c’est-à-dire que le pouvoir civil avait de plus en plus cessé de réglementer la conduite et les paroles des individus ; mais, si les libertés politiques et individuelles avaient pris naissance, c’était parce que les seigneurs, dans leur lutte contre l’absolutisme de la royauté, avaient eu la sagesse de réclamer les mêmes droits civils pour tous, et si ces libertés s’étaient développées de plus en plus, c’est que la classe gouvernante avait réellement fait l’éducation du pays entier. Grâce à son intelligence législative et à son esprit de suite, les autres classes avaient grandi sous une même discipline morale et sous une forme ininterrompue de gouvernement qui avait entretenu chez tous la disposition à respecter l’ordre établi comme une indiscutable nécessité. Avant d’être capables de réfléchir, les couches moyennes et inférieures de la nation avaient été délivrées du gouvernement despotique, qui provoque l’esprit révolutionnaire, et de la religion anti-personnelle, qui jette les personnes dans l’incrédulité. La seule crise réelle avait été toute religieuse, toute relative à l’éducation que recevrait le pays ; mais cette crise une fois terminée, la liberté de discussion et de réunion avait pu venir sans entraîner aucun danger politique. Il n’était pas à craindre que les divers groupes en usassent pour se disputer sur le régime qu’il s’agissait d’imposer à tous, car, quant à l’organisation sociale, ils étaient réellement unanimes. La liberté ainsi ne pouvait avoir que des avantages, entre autres celui de contribuer à développer, pour le bien de l’ensemble, les énergies individuelles. Et en effet les Anglais, rendus à eux-mêmes, avaient surtout employé leurs facultés à faire leurs propres affaires. Les ambitions s’étaient tournées vers le commerce ; l’intelligence de chacun s’était dépensées à chercher non pas ce que le gouvernement devait lui procurer, mais ce qu’il pouvait lui-même accomplir par ses propres efforts, et les habitudes enfantées par cette manière de pratiquer la liberté