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cet astre qui à toute heure, et sans vous astreindre à de longs calculs, soit constamment en mesure de vous répondre.

J’ai dit toutes les précautions dont la science nous entourait, tous les périls, toutes les misères qu’elle nous épargne ; je ne réclame donc pour nous ni l’intérêt, ni l’enthousiasme dont seuls les premiers navigateurs étaient dignes. Néanmoins quelque chose me paraît atténuer un peu le caractère en quelque sorte divin de l’antique marine. Ces hommes, dont la force morale nous humilie, dont les grands exemples semblent sortir de terre comme des ossemens de mammouth, avaient un gage de sécurité qui nous manque : ils prenaient leur temps. Lorsqu’ils n’avaient pu avoir la hauteur du soleil à midi, que depuis plusieurs jours ils naviguaient sur une latitude estimée, ils n’hésitaient pas à mettre en panne à l’entrée de la Manche. On rencontrait alors aux atterrages, — je dis alors, il n’y a pas vingt ans, — des flottes entières qui restaient à la cape, ballottées par la mer en dépit d’un vent favorable. Ces flottes, à l’aide d’un code international de signaux, s’interrogeaient mutuellement sur leur latitude. Si, aux environs de midi, le soleil se montrait entre deux nuages, tous les sextans sortaient de leur étui. Aux mois de décembre et de janvier, époque habituelle du retour des Indes, il y avait chaque jour des centaines d’observateurs qui guettaient, remplis d’émotion, la hauteur méridienne. Parvenait-on enfin à la saisir, on avait bientôt sous les yeux le spectacle d’une débâcle générale. Tous les navires mettaient la barre au vent, tous se couvraient de voiles. — Hourah pour Le Havre ou pour Saint-Malo ! hourah pour Hambourg ou pour Rotterdam ! hourah pour la vieille Angleterre ! Ce n’est pas ainsi que nos paquebots reviennent de New-York et des Antilles. Celui qui ferait preuve d’une pareille prudence passerait bientôt pour un slow coach. Tant de circonspection ne conviendrait pas même à un navire de guerre, quoiqu’un navire de guerre ne soit pas tenu d’affronter les risques d’un paquebot. L’état n’autorise pas ses capitaines à tout sacrifier au besoin d’aller vite ; il a, — qu’on me passe cette expression, — un respect exagéré pour sa flotte. Il la voudrait sans doute active, entreprenante ; il ne la voudrait pas exposer. Les responsabilités qu’en tout pays d’ailleurs l’état crée à ses officiers sont vraiment écrasantes ; on comprend difficilement comment leur audace y résiste.

Peu de marines en Europe pratiquent la navigation hauturière avec autant de succès que la nôtre. Nous devons cet avantage à l’activité que nous avons déployée pendant vingt ans et que nous déployons encore. Les campagnes du Mexique et de Chine, la possession de la Cochinchine et de la Nouvelle-Calédonie nous ont valu un corps d’officiers généralement familiarisés avec les voyages de long cours.