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roucoulemens ou les tempêtes, point de concentration intérieure, de gradations, rien de ce qui oblige un comédien à méditer, à composer son personnage. M. Mounet-Sully prend le héros que l’auteur lui livre et le représente avec assez de nonchalance dans les premiers actes et quelque exagération dans les deux derniers : les transitions, les nuances, il les ignore, néglige les vues d’ensemble et partage son rôle en deux moitiés, passant au Maure de Venise aussitôt qu’il a fini de jouer Bajazet, Ceux qui veulent l’entendre parler bas, chuchoter, n’ont qu’à venir de bonne heure, ceux qui préfèrent les grincemens de dents et les transports furieux trouveront leur compte vers la fin de la soirée. Son Bajazet, avouons-le, manque absolument de tendresse et de séduction; il précipite la phrase, mâche les mots, et par trop de souci d’éviter la pompe tourne à la galanterie d’emprunt, au phœbus bourgeois. En revanche, son Othello me semble avoir de beaux côtés : le cinquième acte tout entier ne mérite que des éloges. La vibration, l’éclair tragique, s’y succèdent à chaque instant, vous êtes en plein courant d’électricité. La voix a des résonnances terribles, le geste est original, imprévu, l’attitude presque toujours pittoresque. Lorsqu’il guette penché vers la fenêtre grillagée et qu’un rayon de lune l’enveloppe, sa pose tenterait un peintre ; cependant, à l’autre extrémité de la scène, Zaïre et Fatime traversent les ténèbres pour s’échapper et me gâtent le mouvement du tableau : ce n’est pas ainsi que doivent s’enfuir de vraies princesses de tragédie. Vous croiriez voir plutôt sous ces voiles blancs deux jeunes pensionnaires du Sacré-Cœur s’évadant par la petite porte du boulevard des Invalides. Il faut que M. Mounet-Sully ait beaucoup assoupli ses membres par la gymnastique, il a des ressorts de jarret et des audaces de désinvolture dont je n’avais surpris l’exemple que chez les comédiens anglais. Dans la scène du crime, ses bonds tiennent du tigre. Il s’accroupit, se rassemble, saute sur sa proie, qu’il étouffe en la poignardant, et cela dure à peine quelques secondes. N’admirez-vous pas cette agilité féline, ce naturel, ainsi mis à la place de l’antique appareil théâtral? M. Mounet-Sully excelle à rendre ces effaremens convulsifs qui sont comme le côté bestial de la passion. Après le meurtre de Zaïre, lorsque Orosmane apprend, à n’en pouvoir douter, l’innocence de sa maîtresse, son œil devient hagard, sa voix tombe, et c’est avec une sorte d’insouciance hébétée qu’il balbutie l’ordre de mettre en liberté les prisonniers chrétiens. Même absence de pantomime et de convenu dans la manière dont il se frappe en prononçant les derniers mots de sa harangue : « lorsque vous raconterez ces malheureux événemens, parlez de moi tel que je suis. En agissant ainsi, vous tracerez le portrait d’un homme qui n’aima que trop bien, qui ne fut point aisément jaloux, mais qui, une fois troublé, se laissa emporter aux dernières extrémités, d’un homme dont les yeux versèrent des larmes avec autant d’abondance que les arbres d’Arabie leur gomme parfumée; peignez-moi ainsi,