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pas perdu au tirage, j’allais me marier dans un des bourgs voisins de chez nous; mais j’ai tiré un mauvais numéro, il a fallu partir. Elle m’a promis de m’attendre, et nous devions nous épouser aussitôt mon congé obtenu... Tu as une si belle écriture! tu lui écriras, pas vrai, Petit-Chinois?.. Elle s’appelle Mariannette Touzalin; retiens bien les noms surtout : Mariannette Touzalin. — Il ôta de son cou une petite médaille attachée à un cordon. — Elle m’avait donné cette médaille pour me souvenir d’elle; mets-la dans la lettre, ça lui fera plaisir... Je la garderais volontiers sur moi, mais ils me l’ôteront après, ou bien je craindrais, quand il y aura de la terre dessus, comme c’est Mariannette qui me l’a donnée, que cela ne la fît mourir dans l’an... Écris-lui que je l’ai aimée jusqu’à la fin, et que je lui souhaite une bonne santé toujours... — Puis il m’indiqua l’adresse de Mariannette. — Maintenant, ajouta-t-il, répète tout ce que je t’ai dit et comme tu l’écriras. — Je répétai tout bien exactement, et un bon sourire s’épanouit sur sa maigre figure. — Que diras-tu à la tante en rentrant? Il ne faut pas lui parler de la lettre, n’en parle à personne!.. Dis à la tante que j’ai voulu te donner moi-même mon fifre... Petit, répète l’adresse encore une fois, — et quand je me fus exécuté, — maintenant, fit-il, va-t’en, mon ami... Tu sais, l’avant-dernier trou du fifre est percé une idée trop bas, appuie le doigt dessus légèrement... Sois toujours un brave garçon... aime la tante, va!... Adieu, va-t’en, petit; came fait trop de peine, ne m’embrasse pas. — Je reviendrai, lui dis-je. — Non pas, je ne veux pas que tu reviennes... Va-t’en, mon enfant. — Je fis deux pas dans la chambre. — Petit ! — Je me retournai : sa longue main amaigrie pendait hors de son lit. Je me jetai sur cette main et la couvris de baisers. Ses grands doux yeux étaient noyés de larmes. Je sortis.

Le surlendemain matin, aux sons voilés de toute notre musique, nous le portions en terre, le beau fifre du 15e léger.

Hélas ! au milieu de mes larmes, j’avais totalement oublié le nom du village de Mariannette, et plus jamais il ne me revint à l’esprit. Si j’avais cru pouvoir m’ouvrir à mon oncle, peut-être m’eût-il aidé de ses recherches; mais il s’agissait d’un secret, et j’étais si naïf que je serais mort plutôt que de le confier, même à mon oncle; puis j’espérais toujours un retour de ma mémoire. Peu après nous changeâmes de garnison. Que te dirai-je encore? Je n’écrivis point et je n’envoyai point la médaille... Comprends-tu que ce fifre réveille en moi un remords?


CAMILE FISTIE.