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— Je la reverrai! — Qui donc reverras-tu? m’écriai-je. — Ah! fit-il, je te croyais endormi, petit... Parbleu ! quand j’aurai mon congé, je retournerai au pays et je reverrai,... je reverrai ma bourgade, quoi! — Mais puisque tu n’as plus de parens? — On laisse toujours des amis au pays. Il est vrai que tu m’y manqueras, toi, je t’avais oublié. — Je me tus, j’étais blessé de cet oubli, qui me parut une noire ingratitude. Il s’endormit là-dessus. Pour moi, le chagrin me tint éveillé. Tout à coup je vis ses lèvres remuer et je l’entendis prononcer distinctement ce nom : Mariannette. — Ah! ah! Mariannette! m’écriai-je, — et je répétai en riant : Mariannette! — Qu’est-ce que c’est, Chinois? — me demanda d’un ton sévère Lavrard brusquement réveillé. — Puis il ajouta avec vivacité : — Tu mens, je n’ai rien dit ! — J’étais étonné au dernier point. Jamais Lavrard ne m’avait appelé Chinois tout court, jamais il ne m’avait encore traité de menteur, ni parlé sur ce ton d’autorité, et pourtant en quoi avais-je failli? — Durant le retour, il s’efforça de réparer sa brusquerie; mais, tout en faisant indirectement appel à ma discrétion, il cherchait à me persuader que j’avais mal entendu, qu’il n’avait rien dit d’ailleurs, qu’il avait rêvé de sa marraine, et, bref, que je devais me taire. Je compris bien qu’il s’embrouillait; je n’en compris pas davantage.

Laisse-moi te raconter une seule encore de nos joies champêtres, rien qu’une.

Nous passions quelquefois toute une après-midi à pêcher le long d’un ruisseau bordé de peupliers et de vernes. Ces parties de pêche m’ont laissé un aussi doux souvenir que nos courses dans les bois. Dans les bois en somme, c’est toujours la même voûte de verdure, les mêmes innombrables colonnes, quelquefois une clairière avec un large pan de ciel bleu. C’était un peu uniforme, et, sans la présence de mon ami, je me fusse cru prisonnier dans la forêt, comme chez ma tante; je crois même que j’aurais eu peur. Au bord de l’eau, en pleine campagne au contraire, quelles sensations variées et plus gaies : l’eau qui coule, le soleil qui s’y reflète, la terre qui fume et l’air tout embaumé du parfum des plantes aquatiques ! — Nous avions adopté, pour notre campement respectif, deux tonnelles naturelles que formaient de jeunes tiges de vernes, et qui n’avaient chacune qu’une étroite ouverture sur le ruisseau. Elles étaient à une vingtaine de pas de distance, et nous cachaient entièrement l’un à l’autre. Là, assis sur la rive, les pieds pendans entre des touffes de menthe et de myosotis, je tenais d’une main la ligne, et je pétrissais avec délice de l’autre la terre noire, humide et attiédie par la chaleur. A force de regarder couler l’eau, elle finissait par me troubler l’esprit. Je la voyais, s’efforçant d’arracher à la rive de longs rubans