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— Ce n’était plus le professeur, ni l’ami, c’était un artiste d’instinct que j’écoutais.

Sa musique était délicieuse, et pourtant j’aimais autant sa causerie. Il savait parler si gentiment aussi, et, avec son air triste, il paraissait si heureux d’avoir rencontré un auditeur qui lui répliquait toujours par : — ensuite? — Je crois le voir encore, les mains croisées sur ses genoux, me disant : — Maintenant à ton tour de causer, petit Chinois ! — Et il m’écoutait avec le même plaisir que j’avais mis à l’entendre.

Nous étions timides et sauvages tous les deux, et pourtant dès la première leçon nous nous étions dit tu. Le vous n’était pas fait pour nous; il eût comme juré de lui à moi, de moi à lui. — As-tu jamais réfléchi à la différence du vous et du tu? Pour moi, le vous choque un peu ma raison, et pourtant mon cœur l’approuve et le trouve sagement inventé. Le vous est la sauvegarde du tu privilégié.

Pour en revenir à Lavrard, jamais nous n’étions las l’un de l’autre, et les leçons semblaient toujours trop courtes à notre gré. Notre amitié grandissait de jour en jour. Quand l’heure accoutumée approchait, j’étais pris régulièrement d’une sorte de fièvre. Mes tempes battaient et, du plus loin que je distinguais son pas, je me sentais rougir de plaisir. Cependant je paraissais lire fort attentivement. La présence de ma tante, devant qui pour rien au monde je n’eusse voulu témoigner mes sentimens, leur donnait un attrait de plus, presque un attrait de fruit défendu. Bientôt la porte s’ouvrait, et, tandis que le professeur échangeait quelques paroles de politesse avec la femme du chef, je rangeais lentement mes livres, comme si je ne faisais que (changer de leçon, l’une valant l’autre. Tantôt je devançais Lavrard à la mansarde, tantôt j’affectais de l’y laisser monter seul, et je ne le suivais que tardivement. — C’était pourtant là une sorte d’hypocrisie; mais aussi ma tante avait une mine si froide et si fermée!

J’avais une peur terrible que mon oncle, me faisant jouer pour juger de mes progrès, ne vînt à congédier le professeur, s’il jugeait les progrès de l’élève insuffisans. Cette crainte me rendit plus appliqué et plus studieux. Aussi eus-je tout le bénéfice de l’épreuve quand, mon oncle m’ayant pris à partie, un jour, je le vis recommencer à peu près la scène de la première visite de Lavrard : — Femme, entends-tu Chinois? Mais félicite donc! — C’était beaucoup demander à ma tante. Pour témoigner cependant qu’elle avait autant de cœur qu’une autre, elle fit l’observation que ce pauvre Lavrard avait peut-être tort de jouer du fifre. — Bien sûr, ajouta-t-elle, ses parens sont morts poitrinaires. — Ces paroles, dont je ne comprenais pas alors le sens, me donnèrent néanmoins à réfléchir sur le moment, puis huit jours après je n’y pensai plus.