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LE FIFRE


Un soir, chez mon ami A…, je remarquai dans un coin de sa bibliothèque une petite flûte, un fifre ; j’allais le porter machinalement à mes lèvres quand mon ami me l’enleva vivement des mains. — Est-ce que ton fifre est empoisonné ? demandai-je.

— Peut-être, répondit-il, en tout cas je ne veux plus l’entendre. Il réveille en moi un remords.

— Un remords ? fais-m’en confidence, cela te soulagera.

— À quoi bon ?

Pour toute réponse, je poussai deux fauteuils dans l’embrasure d’une fenêtre ouverte sur la campagne. En face de nous s’éteignaient insensiblement les rougeurs du couchant. Un air tiède venait par intervalles nous caresser la figure, et l’on entendait le chant lointain d’un cor. Nous nous assîmes, mon ami essuya tendrement la poussière qui recouvrait le fifre, et, le tournant entre ses doigts : — Tu le veux, dit-il, eh bien ! voici l’histoire.

J’avais environ neuf ans. Mes parens étaient morts depuis quelques années déjà. Un frère de ma mère m’avait recueilli sous son toit. Il était chef de musique au 15e léger, — aujourd’hui le 90e de ligne, — et se trouvait en garnison dans une ville de l’est, à Neuf-Brisach, je crois, sans en être bien sûr. Nos souvenirs d’enfance, si fidèles pour de petits détails, sont quelquefois muets pour d’autres plus importans : ainsi je crois voir encore certain fourgon de voyage qui nous transportait ; mais des villes que je traversai dans ce temps-là, je n’ai rien retenu. Mon oncle n’avait pas d’enfans. C’était bien le meilleur des hommes ; de petite taille, vif, un peu bavard, et grand visiteur surtout ; on le rencontrait partout, excepté au logis. Sa femme, ma tante, formait un parfait contraste avec son mari. Grande, bilieuse, sèche, taciturne, ne sortant jamais, elle passait presque tout le jour, et même une partie de la nuit, à lire des romans et à tricoter des bas. Aujourd’hui encore je ne puis comprendre