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d’autres, qui semblaient offrir un revenu assuré à leurs propriétaires, se sont vues en quelque sorte démonétisées par une concurrence inattendue. Les grandes expositions internationales qui depuis vingt ans s’ouvrent périodiquement dans les capitales de l’Europe ont mis au grand jour ces rapides fluctuations de la richesse des nations, qui sont un fait essentiellement moderne et caractéristique de notre siècle. Tel pays qui fournissait d’un produit important tous ses voisins devient subitement leur tributaire parce qu’il est resté en retard sur la grande route du progrès. Quelques exemples feront comprendre toute la portée de ces remarques.

Pendant de longues années, l’Espagne avait approvisionné toute l’Europe de soude, qu’elle retirait des plantes marines de ses côtes. Cependant dès 1782 notre Académie des Sciences avait proposé un prix pour la découverte d’un procédé économique de fabrication de la soude à l’aide du sel marin. Ce prix ne fut pas gagné ; mais, quand les guerres de la révolution eurent interrompu le commerce entre la France et l’Espagne, la convention fit un appel aux chimistes français, les invitant à faire connaître les divers moyens d’extraire avec avantage la soude du sel commun. Treize procédés furent communiqués à la commission chargée de les examiner, dont le meilleur était celui de Nicolas Leblanc, chirurgien de la maison d’Orléans. Aujourd’hui la soude artificielle (carbonate de soude) se fabrique dans toute l’Europe par le procédé Leblanc : l’Angleterre, la France et l’Allemagne en produisent 600,000 tonnes par an ; mais les populations du littoral de l’Espagne n’ont plus de travail, et ce pays est forcé d’acheter à ses voisins toute la soude dont son industrie a besoin. Le fabricant de savon d’Alicante prépare sa lessive caustique avec le sel de soude que lui envoie le Lancashire.

Après l’Espagne, c’est la Sicile qui a failli payer cher son insouciance. La fabrication de la soude par le procédé Leblanc exige de grandes quantités d’acide sulfurique : les mines de la Sicile n’eussent pu fournir assez de soufre pour fabriquer tout l’acide qui se consomme aujourd’hui ; on a pris le parti de le préparer à l’aide des pyrites, — un des minerais les plus répandus et qui était autrefois complètement dédaigné, — et déjà les pyrites ont remplacé le soufre de Sicile dans toutes les fabriques d’acide sulfurique. Si le soufre natif n’avait pas fort heureusement d’autres débouchés, l’industrie minière eût été ruinée en Sicile. Ce n’est pas tout : après avoir fait servir l’acide sulfurique à la décomposition du sel marin, on a trouvé moyen de régénérer à peu de frais le soufre contenu dans les résidus, dans les marcs de soude : les pyrites font ainsi directement et indirectement une concurrence redoutable aux mines