Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/854

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nos écarts de jugement, nos violences, nous obligeons à la payer d’un prix qu’elle n’exigeait pas? La carrière de l’homme dont voici l’image semble vraiment faite pour démentir la première de ces opinions et donner raison à la seconde. Un constant bonheur accompagna de son premier à son dernier jour celui qu’on pourrait justement appeler Suchet à l’étoile propice. Il a marché vers le commandement suprême d’un pas sûr, sans précipitation ni lenteur, il l’a exercé sans orages ni haineuse hostilité, il a triomphé sans revers. La gloire militaire qu’il s’est acquise est une des plus pures de la France, et cette gloire, il ne l’a payée, comme c’est l’habitude, d’aucun mécompte, d’aucune défaveur, d’aucune injurieuse calomnie. La gloire soulève toujours la jalousie et l’envie, la sienne par exception n’a rencontré que des apologistes et des approbateurs. Quelle guerre que cette guerre d’Espagne dont il nous trace, pour ce qui le concerne, le sombre tableau! Que de dangers sans cesse renaissans ! quelles haines implacables et persistantes ! Le plus fort y succomberait, et en effet les plus forts y succombent ou y échouent; un seul résiste et reste debout, et celui-là, c’est Suchet. Là où le grand Masséna, l’obstiné Soult, et Marmont, à l’esprit agile, n’ont que des revers, il n’a, lui, que des triomphes. Chacun de ses jours est un succès, toute bataille qu’il livre est gagnée, toute ville qu’il assiège est enlevée. Aussi le maître souverain, qui n’épargne pas la disgrâce aux plus illustres, n’a-t-il pour lui que des paroles flatteuses. Vaincre cependant est peu de chose, si l’on n’a vaincu que les corps; ce sont les âmes qu’il faudrait atteindre, et sur ce sanglant théâtre de l’Espagne les âmes se refusent au vainqueur avec une énergie sans exemple. Vient Suchet, il s’assied sur les débris fumans des ruines que son propre canon a faites, il convoque autour de lui des populations en deuil, composées de gens appauvris par la guerre, et pleurant qui un père, qui un frère, qui un fils, et il parvient à changer leur haine en estime et en respect. Ces vaincus intraitables lui obéissent, paient leurs contributions et leurs impôts en dépit de leur détresse, l’aiment presque, et le regrettent lorsque les événemens l’éloignent d’eux. Enfin, quand vint l’heure suprême de l’empire, les difficultés militaires de cette guerre d’Espagne, en le retenant plus longtemps qu’il ne l’aurait voulu loin du théâtre où se jouaient les destinées de la France, lui créèrent une des chances les plus heureuses que pût avoir à ce moment un chef militaire, l’impuissance forcée. Il eut le bonheur non-seulement de ne pouvoir prendre part à ces crises suprêmes, mais encore de n’en être le témoin que de loin, de ne pas contempler de ses yeux ce qu’elles eurent de misère morale et d’héroïsme inutile. N’est-il pas vrai que, si jamais destinée fut enviable, c’est celle-là?

C’est que Suchet est un des hommes qui ont su le mieux comment