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tout entière; mais tandis que l’imposante popadia[1] nous servait le café dans de grandes tasses peintes, tandis que nous fumions nos cigares en parlant de la nature, du Christ, de Bouddha, de vaisseaux cuirassés, d’armemens, que sais-je? il avait neigé de nouveau, et la nuit avait étendu ses voiles sur le paysage. Je perdis donc mon chemin et m’enfonçai dans la nuit, la neige et la solitude, jusqu’à ce qu’une lumière lointaine apparût comme pour me guider. J’allai droit à cette lumière et atteignis le moulin de Théodosie. Le ruisseau, bruyant naguère, était gelé, les roues immobiles du moulin se reposaient, étayées par des colonnes de glace, et tout alentour, aux saules de la rive, aux larges gouttières, aux saillies du toit, s’accrochaient des franges argentées. Après avoir frappé plusieurs fois, je vis s’avancer sur le seuil, une torche de résine à la main, la propriétaire du moulin, la veuve Théodosie. Elle me salua souriante et me conduisit dans l’intérieur de la maison.

Théodosie était une de ces femmes invulnérables au temps, qui vers la trentaine semblent renaître pour faire croire pendant un demi-siècle à la jeunesse éternelle. Dans son maintien, dans toute sa personne, il y avait quelque chose de majestueux; ses moindres mouvemens, le timbre de sa voix sonore et profonde, révélaient un froid despotisme. Sa figure n’était pas précisément belle; si on l’observait bien, les lignes en paraissaient dures, le menton proéminent, les pommettes trop accentuées; le nez était petit et camus, la bouche impérieuse et sensuelle, l’œil vert très perçant, la riche chevelure blonde un peu rude; bref, c’était une physionomie opiniâtre, énergique et impitoyable, mais qui faisait comprendre au premier abord comment les maîtresses paysannes rendirent esclaves de leurs caprices nos tsars, nos rois de Pologne, nos magnats, nos boïards. La noblesse de sa taille la faisait paraître grande, plus grande qu’elle ne l’était en réalité; quand elle tournait la tête, qu’elle levait le bras ou qu’elle marchait, c’était un mélange de grâce et de force qui imposait en charmant. Tandis qu’elle se tenait devant moi avec ses brodequins rouges, sa jupe de laine qui s’arrêtait à la cheville, sa veste courte de drap vert, ouverte de manière à montrer la poitrine, que couvrait seulement une chemise brodée, je pensai à l’ambitieuse fille qui devait gravir les marches du trône à côté de Pierre le Grand. Je me la représentai assise, impassible comme le marbre, dans le traîneau de son auguste époux, tandis que le beau page Moëns était conduit à l’échafaud; je la vis cligner à peine ses blondes paupières lorsque le bourreau leva cette tête sanglante par les boucles soyeuses qu’avait si souvent caressées

  1. Femme de prêtre dans la Petite-Russie.