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colère : — Parce que tu as voulu t’élever au-dessus de ton compagnon, tu seras abaissée; je te condamne à être plus petite que lui et à répandre une lumière moins forte que la sienne. — La lune pâlit et s’en allait affligée lorsque le Seigneur, pris de pitié, lui donna les étoiles pour compagnes.

— Un beau mythe ! répliquai-je, mais ce n’est pas la raison qui vous fait bénir la lune après le premier quartier. Il semble plutôt que vous demandiez ainsi à être protégés contre le pillage, le meurtre et les desseins de vos ennemis.

— La protection contre nos ennemis, fit le Juif, nous la trouvons dans une tête sensée, dans un cœur résolu ; voilà ce qui rend leur haine impuissante. Voyez Cyrille, ne dort-il pas tranquillement la porte ouverte, sans serrure, sans chien, sans armes, comme dort le juste? Il sait que personne n’oserait toucher un cheveu de sa tête; non, personne, pas un seul d’entre eux !

Il était nuit quand je quittai le cabaret, mais la lune claire, qui errait paisible parmi les petits nuages, inondait mon chemin d’une blanche lumière. J’avais fait deux cents pas lorsque l’idée me vint de me retourner. Aussitôt je vis le Juif qui était sorti de cette clarté magique et qui regardait de tous côtés si nul ne l’observait. J’enjambai la clôture d’osiers, puis, me glissant à travers la prairie derrière les broussailles, j’approchai sans être vu. Le Juif était maintenant debout, son visage jaune et chagrin tourné vers la lune; à trois reprises, il prononça la formule : « loué soit celui qui renouvelle la lune. » Puis il sauta trois fois avec cette invocation au croissant mystique : « de même que je saute devant toi sans pouvoir t’atteindre, puissent mes ennemis ne point arriver jusqu’à moi, ne point me nuire ! » Ensuite il saisit son caftan par un bout en faisant le simulacre de chasser ses ennemis, Akenty Prow, Larion, et avant tout le vieux taciturne et sinistre Jaremus, les méchans esprits, les démons avec eux.


III.

A une lieue derrière notre village commencent les marais, une grande nappe couverte d’algues entremêlées de lis d’eau blancs et jaunes qui flamboient dans la rougeur du soir. Au milieu de ces marais se trouve un petit étang dont les eaux étincelantes sont frangées de quelques joncs clair-semés; l’abord n’est facile que sur un seul point, où il touche au verger d’un paysan. Si vous vous cachez dans les massifs de noisetiers, vous ne tarderez pas à voir sortir des roseaux une tête noire emmanchée à un long cou, puis une seconde, une troisième, peut-être toute une flottille de petits navires sombres vous apparaîtra-t-elle comme amarrée dans le lointain. Ce sont les