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que de dénoncer ses juges, car la seconde fois il périrait par les mains de la commune.

— Bah ! vous défendez, vous aussi, la justice populaire ?

— L’aurais-je défendue ? s’écria l’homme maigre inquiet, — et il fit grincer avec plus de fureur que jamais ses ongles sous son canif, — au contraire je trouve qu’il faut s’y opposer sévèrement ; mais entre nous la franchise n’a pas d’inconvénient, et avec votre permission…

— Certes, interrompit l’asthmatique en s’efforçant de lever la tête pour reprendre son souffle éteint, certes il y a là-dessous une chose digne d’estime, l’instinct, le bon et sûr instinct,… la volonté de s’aider soi-même.


II.

À perte de vue s’étendent les prairies, d’une végétation si opulente que les chevaux semblent y nager. Ce sont de vrais chevaux galiciens, petits, grêles, mais pleins d’énergie, de feu, et résistans à la fatigue. Des gars vêtus seulement d’une chemise et d’un pantalon de toile, la tête et les pieds nus, armés de longs fouets qu’ils font claquer, les gardent en criant, en chassant, en jouant du chalumeau. Le ciel est d’un bleu profond sans nuage, et malgré l’heure matinale une brûlante chaleur commence à peser sur la terre. Les jeunes gardiens vont ramener leurs chevaux à l’écurie ; l’un d’eux se balance sur le dos d’un grand bai-brun qui en guise de bride n’a au cou qu’une corde lâche, d’autres éteignent le feu qui a brûlé toute la nuit, car la température insupportable du jour les force à choisir pour mener leurs bêtes au pacage les heures où le soleil est absent. Un seul reste assis sur une grosse pierre sans regarder les chevaux ni les camarades ; il ne tient ni fouet ni chalumeau ; ses mains maigres et brunes enfoncées dans ses cheveux blonds de lin, il pleure, il pleure amèrement. C’est un singulier garçon ; je le connais, son nom est Hryciou. Il a une figure longue et fine, au teint si transparent que les veines bleues se montrent au travers, et sa pâleur résiste au hâle de l’été ; tout en lui indique une sensibilité nerveuse exagérée, maladive, et quels yeux dans ce visage souffrant ! de grands yeux bleus pleins de lumière, des yeux surnaturels qui inquiètent celui qui les interroge, qui plongent mélancoliquement dans la pensée d’autrui, qui pressentent l’avenir et la mort sans crainte, mais aussi sans espoir, et ce matin-là ils étaient pleins de larmes. — Qu’as-tu ? lui demandai-je en posant doucement ma main sur sa tête.

— Oh ! maître ! maître ! répondit-il en sanglotant, ils m’ont pris la jument, et le poulain et le grand alezan.

— Comment cela ?