Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/782

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les profondeurs de l’Atlantique, où les eaux glacées du Spitzberg et du Groenland descendent vers l’équateur, formant ainsi un immense contre-courant du gulf-stream de la surface. D’un autre côté, des animaux des régions tempérées de l’Océan se retrouvent vers le nord dans les profondeurs où le décroissement de la température est moins rapide. L’expédition du Challenger étendra ces faits à tout le bassin de l’Atlantique, et fournira les élémens d’une carte zoologique sous-marine à trois coordonnées, où les animaux, inscrits suivant les zones qu’ils occupent et les profondeurs qu’ils atteignent, traduiront l’influence de la température, de la pression, des courans et de la nature du fond sur leur distribution géographique.

On a dit que la lumière était le grand coloriste de la nature ; les animaux vivant habituellement à l’obscurité, dans des caves et au fond des cavernes, n’offrent que des teintes blafardes. Au grand étonnement des naturalistes, de nombreuses étoiles de mer, des oursins, des mollusques aux vives couleurs, ont été retirés des abîmes de l’Océan, où la lumière ne pénètre pas. On a dit encore, en s’appuyant sur l’observation des animaux qui vivent à l’obscurité : c’est la lumière qui fait l’œil, car des espèces d’insectes pourvues d’yeux les perdent lorsqu’ils séjournent pendant de longues générations dans des grottes obscures; le prêtée des mares souterraines de la Carniole est aveugle ainsi que les poissons des lacs qu’on trouve dans les grandes cavernes de l’Amérique du Nord. Cependant des crustacés munis d’yeux parfaitement conformés habitent les abîmes de la mer, où règne une éternelle nuit. Sur le lac de Genève, M. Forel[1] constate les mêmes faits : il s’assure qu’à la profondeur de 50 mètres, dans ces eaux si transparentes, l’action de la lumière sur le chlorure d’argent est absolument nulle, et il a retiré des profondeurs de 200 à 300 mètres des animaux assez vivement colorés et des crustacés pourvus d’yeux très compliqués. Dans l’état de nos connaissances, ces faits, contradictoires en apparence, se dérobent à toute explication. Il serait d’autant plus important de les élucider qu’ils touchent à la grande question de l’influence des milieux sur les êtres organisés, influence dont Lamarck a le premier fait ressortir le rôle important dans sa théorie de la transformation des espèces.

Parmi les êtres retirés du fond de la mer, Sars le premier en avait remarqué plusieurs qui, par leurs formes et leur structure, se rapprochaient beaucoup plus des animaux fossiles conservés dans les couches terrestres que de ceux qui se meuvent actuellement à la surface du sol. Cette découverte lit grand bruit : en effet, l’opinion régnante en géologie, c’était qu’une suite de révolutions successives

  1. Faune profonde du lac Léman, 1873.