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parler du mystère qui plane sur l’origine du no, l’obscurité du langage poétique et la forme allégorique des conceptions suffiraient à expliquer pourquoi il n’est jamais devenu un genre populaire.


IV.

On ne saurait parler du théâtre sans dire un mot du roman, qui n’est qu’une autre forme des mêmes sujets et des mêmes procédés littéraires. La plupart des données dramatiques ont revêtu les deux formes; il est même très rare de trouver à acheter le texte d’une pièce, c’est le roman correspondant qui seul est dans le commerce. Imprimé en shira-kana, la seule écriture qu’on enseigne aux femmes, le roman n’a guère que des lectrices. Chaque jeune fille assez à l’aise pour se dispenser d’un travail quotidien a son abonnement chez un libraire qui, moyennant 50 centimes par mois, lui fournit, en fait de livres anciens et nouveaux, tout ce qu’elle en peut dévorer. A part le titre, toutes ces productions semblent stéréotypées les unes sur les autres; elles ont la banalité qui nous frappait dans le théâtre, avec quelques superfétations en plus et le comique en moins. L’analyse succincte d’une des plus goûtées, Kosan-Kinguro, nous en indiquera le ton général.

Un samouraï, nommé Bunnojio, avait eu d’une union illégitime et condamnée par son père un fils appelé Kinguro. La mère étant morte en lui donnant le jour, il le met en nourrice et, pour donner une compagnie à l’enfant, il adopte une petite fille, O’Kamé, qui devient ainsi la sœur du jeune garçon. La coutume japonaise ne s’oppose pas au mariage du frère et de la sœur adoptifs. Devenus grands, ceux-ci s’aiment et veulent s’épouser. Bunnojio, leur père, y consent d’abord. — Or, à l’époque où Kinguro était venu au monde, son père s’était enfui à Kamakura, quittant la maison paternelle, il s’était brouillé avec le chef de sa famille et le séjour de Kioto lui était interdit. Le vieil inkio, — c’est le nom qu’on donne au chef de maison qui a pris sa retraite, — se sentant mourir, veut revoir son fils et voir son petit-fils. « Placez-le sous ma puissance, écrit-il à Bunnojio, et tout sera oublié. » Ce n’est pas seulement le pardon pour lui, c’est encore un brillant avenir pour son fils que Bunnojio entrevoit dans cette proposition; il accepte et envoie son fils malgré les regrets de celui-ci et les larmes de la jeune O’Kamé. Les deux amans se promettent de s’écrire et se jurent fidélité. A peine Kinguro s’est-il éloigné, que la jeune fille, malade, agitée, obsédée par son père adoptif pour choisir un autre mari, commence à rouler dans sa tête des projets de suicide et s’enfuit pour les accomplir. Arrivée au bord d’une rivière où