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l’était pour nos rois mérovingiens. Zenzibos, qui a pris son parti, se prête de bonne grâce à l’opération. On annonce à la mère la conversion de son fils, et on lui fait palper la tête rasée de Zenzibos, revêtu du costume de guerre que portait Goro. L’émotion est irrésistible devant ce tableau d’une naïveté toute biblique. « Enfin je retrouve mon fils, dit la mère, plus clairvoyante cependant qu’on me croit; pendant dix-huit ans, je vous ai tenu caché dans l’ombre d’un temple et vous avez cru n’être pas aimé; vous l’êtes, enfant, à l’égal des autres, mais il fallait vous sauver de vous-même et de votre propre impatience. Aujourd’hui je suis rassurée; vos torts vous sont pardonnés. J’ai depuis longtemps conservé, pour vous en revêtir au jour venu, les habits qui conviennent à votre nouvel état. Qu’on aille les chercher! » On apporte les riches étoffes; mais, ô surprise ! au lieu d’habits sacerdotaux, c’est un costume de guerre qu’elle offre à Goro. « Allez, quoique ma vue soit faible, je sais distinguer la vérité d’un pieux mensonge. J’ai tout compris. J’avais voulu vous soumettre à cette dernière épreuve; je sais maintenant quelle sera votre énergie. C’est moi qui vous envoie au combat, accompagnez votre frère à la chasse de demain, et que la grande ombre de Sôga soit apaisée par vous deux. » A leur tour, les deux serviteurs Oniwo et Dosa, revenus du tombeau, demandent aux deux princes la permission de les accompagner, Juro résiste. Manko leur permet de suivre ses fils jusqu’à leur dernière étape seulement. Avant la séparation, on verse le sakki à la ronde, la mère offrant tour à tour la coupe à chacun de ses enfans; mais il va falloir se quitter sans que la pauvre aveugle ait pu envisager à loisir son fils chéri. Elle veut du moins l’entendre, et Goro chante, en dansant un pas guerrier très élégant et très grave : «Dans le ciel, la lune brille comme un arc d’argent. — Semblable à la flèche, — ma vengeance portera aussi — mon nom au-dessus des nuages. » — Puis les deux princes et leurs kéraîs saisissent leurs armes, s’inclinent devant Manko et sortent. Soutenue par ses autres enfans, la mère essaie de les distinguer jusqu’au détour du chemin; à peine ont-ils disparu qu’elle fond en larmes. On baisse ou plutôt on tire la toile sur cette scène, à laquelle il ne manque qu’un baiser, chose aussi inconnue au théâtre qu’elle l’est dans la vie réelle au Japon.

Qu’on critique, si l’on veut, la lenteur de l’action, le choix des incidens et la minutie des détails, on n’en est pas moins forcé de reconnaître la justesse et la grandeur des sentimens. Est-ce à don Diegue, est-ce au vieil Horace ou à la mère des Machabées qu’il faut comparer cette femme, qui, résolue à voir périr son fils, a sourdement tout disposé pour en faire un vengeur, et l’envoie elle-même au combat, laissant son foyer presque vide?