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romancier reculerait devant l’extraordinaire et l’imprévu qu’amène la simple combinaison des choses. Dans ces momens d’universel désordre, le monde des faits humains ressemble à une planète qui, chassée de son centre de gravité, erre de chocs en chocs à travers des espaces inconnus. Le logique et l’illogique, le possible et l’impossible viennent à chaque passe heurter dans l’histoire. L’historien s’arrête, dérouté lui-même au milieu de ce chaos; il croirait l’humanité passée des lois de la Providence sous la fantaisie du hasard. »

Comment se dirigera l’observateur parmi tant de désastres? Quel fil rencontrer au milieu de ces ruines? Si Dante a visité les enfers, au moins avait-il pour « maître, guide et seigneur » le divin poète devant qui, pour l’entendre, les enfers eux-mêmes eussent volontiers fait silence. Pour qui veut pénétrer dans le IVe et le Ve siècle, sauf Ammien pendant quelques années, il n’y a plus d’historiens contemporains; les obscurs chroniqueurs, les froids panégyristes, les hagiographes, ont pris leur place. S’il y a encore des poètes, ils ont peu d’écho. Toute grande voix s’est tue, excepté celle des pères de l’église; toute information précise a disparu, hors, pour ce qui les concerne, celle des écrivains ecclésiastiques. Il y a les monumens de législation et du droit, mais dispersés et mutilés. En tout cas, il est vrai, ce ne sont pas les textes contemporains qui manquent : saint Jérôme, dans l’édition du bénédictin dom Jean Martianay, a cinq volumes in-folio; saint Jean Chrysostome en a treize, saint Basile trois, le Code théodosien, avec les commentaires de Godefroy, six. On doit ajouter une bonne partie de la collection byzantine, les vies des saints, les actes des conciles, etc. C’est de quoi encourager les auteurs de monographies ou bien les annalistes, c’est de quoi aussi désespérer les historiens, et de fait nul historien n’avait encore entrepris de traiter à part une période si complexe. Lebeau y a consacré les premiers volumes de son Histoire du has-empire ; mais son travail, à quelques égards méritoire, n’aboutit qu’à une compilation. L’estimable et austère Le Nain de Tillemont en a traité les principaux épisodes religieux dans ses Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique des six premiers siècles, il en a suivi le développement politique dans son Histoire des empereurs, toutefois sa conscience de prêtre et de janséniste lui laisse peu de liberté : Charles Perrault, son contemporain, déclare que « son exactitude à ne rien faire dire à ceux qu’il cite que ce qu’ils disent précisément va jusqu’au scrupule. » Tout au contraire l’historien moderne met l’effort même de sa conscience à mériter le don de la divination, à évoquer l’âme et la vie des temps écoulés, à interpréter une vérité historique dont les textes livrent le secret seulement à une science devenue un art, et qu’un sage secours de l’imagination rend ardente et inspirée.