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la vallée pour gagner les hauteurs et arrivâmes ainsi près d’une montagne, en face de Béhobie, où se trouve une chapelle appelée l’Ermitage de Saint-Martial. Là sont tombés jadis bien des Français; c’est une importante position qui commande Irun. Elle était déjà occupée par un bataillon anglais. Dès qu’il aperçut les vestes rouges, Guibelalde vint à moi : — Arraïo! dit-il avec colère, c’est fini ! N’importe, en avant ! et vive la Navarre ! — Il déploya son bataillon et le lança sur la colline; mais, mon ami, on ne culbute pas des Anglais comme des Andalous ou des peseteros. Ceux-ci firent très bonne contenance, d’autant meilleure qu’ils avaient des canons et nous crachaient au nez de la mitraille. Nous revînmes trois fois à la charge et perdîmes bien du monde : Guibelalde fut blessé au visage. Enfin nous restâmes maîtres de Saint-Martial, mais il n’y avait pas moyen d’aller plus avant : de grosses lignes anglaises avec de l’artillerie occupaient toutes les avenues d’Irun.

Ce qui se passait dans cette malheureuse ville, toute l’Europe l’a appris alors avec horreur. Vous savez que le gouvernement anglais, invoqué par Christine, lui avait envoyé les bandits de Londres racolés et enrégimentés sous les ordres d’Evans. C’étaient des scélérats sans foi ni loi : ils firent ce jour-là un sac tel qu’on n’en avait pas vu en Europe depuis deux siècles, massacres et pillage de toute espèce. Nous l’avions prévu, tandis que nous étions immobiles sur le plateau de Saint-Martial ; mais, comme il y avait des negros à Irun et qu’ils avaient sans doute appelé les Anglais, nous ne les plaignions guère de partager le sort des autres. Le pire, c’était que nous perdions notre meilleure position sur la frontière.

Guibelalde voulut rester une partie de la journée à Saint-Martial, la rage dans le cœur, espérant sans cesse qu’un secours viendrait de l’armée royale : rien ne parut. Alors il se décida à gagner Fontarabie pour défendre cette place contre une attaque à peu près certaine, car les Anglais ne pouvaient avoir d’autre dessein que de reprendre l’embouchure de la rivière; mais il me commanda de retourner à Vera et de l’occuper jusqu’à nouvel ordre. En face des Anglais victorieux, je n’eus pas seulement la pensée de lui parler de ma démission, et nous nous séparâmes pleins de tristesse et de colère vers trois heures de l’après-midi. Depuis que je faisais la guerre, je n’avais jamais eu une journée aussi néfaste, jamais il ne m’était arrivé de voir prendre une ville sans lui porter secours. Aussi à ma sourde fureur se mêlaient de sombres pressentimens.

A Vera, je trouvai tout le bourg en alarmes. La plupart des maisons étaient fermées, et des hommes paraissaient aux fenêtres armés d’espingoles. Dans la rue, des groupes tumultueux, des femmes poussant des cris de détresse. Elles coururent à moi : — Ah! don Manuel, que Dieu vous bénisse! Restez avec nous!