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montagnes navarraises, ces hautes cimes couvertes de forêts que des torrens sillonnent comme des lames d’argent. C’est là que je passais mon temps à gravir les pics comme un chat sauvage. Aussi, quand je descendais le dimanche sur le jeu de paume, bien peu de garçons osaient se mesurer avec moi.

Dans ce temps-là, les provinces et la Navarre avec leurs fueros étaient le coin le plus heureux de la terre. La guerre civile n’avait pas encore ruiné des villages et semé les rancunes. Le pays est fertile : chacun se trouvait riche en cultivant son petit champ, c’était vraiment l’âge d’or. Chaque dimanche, depuis Pâques jusqu’à la Toussaint, il y avait des réjouissances où se donnaient rendez-vous tous les habitans d’un canton. De la frontière, on s’en souciait encore moins qu’aujourd’hui, et vous auriez vu sans cesse, pour une fête ou un marché, des bandes joyeuses venir du Labourd et de la Soule par les cols de la montagne.

Le 26 septembre de l’année 1833, peu de temps avant l’insurrection, pour la fête de saint Firmin, patron de la Navarre, il y eut une course de bague à Lesaca. C’est un divertissement très populaire là-bas, inconnu de ce côté-ci parce qu’on n’y élève pas de chevaux. Aussi les Labourdins ne manquent guère de l’aller voir quand ils peuvent, et il y en avait un bon nombre à Lesaca ce jour-là, sans parler de tous les gens de Vera, d’Echabar, de Béhobie et de plus loin encore. C’étaient des jeunes gens de la vallée qui devaient courir, la plupart mes camarades d’enfance; mais il y en avait aussi quelques-uns du Guipuscoa, entre autres un grand garçon d’Irun, nommé Garmendia, fanfaron comme un Castillan, et qui se croyait déjà sûr du prix, parce qu’il avait six pieds de haut. Des amis m’invitèrent à me mettre de la partie, et j’acceptai.

Nous étions donc plus de trente coureurs, montés sur de jolis chevaux du Baztan, pas plus hauts que ceux des Landes, mais plus vifs encore à cause des bons pâturages de la montagne. Nous avions mis nos plus beaux habits, les bas blancs, la culotte noire et le gilet écarlate, des grelots à nos espadrilles, des rubans à nos bérets, et chacun tenait à la main une baguette bien droite ornée aussi de rubans. Jamais je n’oublierai cette journée. Un temps limpide éclairait la fête, et vers quatre heures, après les vêpres, les rues du bourg regorgeaient d’une foule pimpante.

Les coureurs, précédés d’une bruyante fanfare, défilèrent d’abord sur la place entre le palais municipal, où l’ayuntamiento se tenait sur le balcon, et une sorte d’amphithéâtre disposé pour les jeunes filles du pays, qui ont un rôle important, car le vainqueur doit être couronné par sa fiancée, et ce n’est pas le moindre intérêt de la fête. On fit trois courses, et le hasard voulut que je fusse le seul à enlever trois fois la bague. A vrai dire, j’étais adroit et je montais