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Qu’est-ce donc que notre frontière, sinon une barrière injuste qui divise malgré lui le grand peuple des Escualdunac[1] ? Pourquoi respecteraient-ils à leurs dépens cette limite conventionnelle tracée au milieu de leurs montagnes ?

Pendant ce discours, j’observais avec une extrême curiosité mon voisin, espérant découvrir en lui quelques marques de sa férocité célèbre ; mais je fus bien trompé dans mon attente, et ce qui me frappa au premier coup d’œil, ce fut la beauté et l’expression sympathique de son visage. Malgré quelques rides et des reflets argentés sur ses cheveux noirs, il ne paraissait pas avoir plus de cinquante ans. Son large front hâlé, ses grands traits, ses yeux profonds et glauques avec un regard perçant, mais plein de franchise, toute sa physionomie respirait l’intelligence et la résolution. Il avait, sous ses habits de paysan, des manières tout à fait nobles. Quand le docteur eut fini sa tirade, il lui dit en souriant :

— Mon cher B…, vous avez raison, quoique vous parliez comme un poète. Personne dans nos montagnes ne rougit de faire le métier de Ganis[2]. Croyez bien cependant que je ne m’exposerai pas à vous mettre en prison à ma place ; le commissaire pourrait bien être tenté de prendre sa revanche à vos dépens. Maintenant je suis votre débiteur, et je ne prétends pas pouvoir vous payer aisément.

— Oh bien ! s’écria le docteur, je vais vous donner tout de suite le moyen de vous acquitter. Vous avez écrit, il y a peu de temps, deux poèmes que je ne connais pas…

— Ah ! docteur, répondit le contrebandier toujours souriant et roulant entre ses doigs une cigarette, pour cette fois, comme on dit, le ramier est pris dans le filet. — Eh bien, venez dimanche prochain dîner avec moi à Aguerria, et nous chanterons tout à notre aise. Vous serez de la partie, j’espère, ajouta le vieux carliste en s’adressant à D…

— Oui, répondit Édouard, et vous me permettrez de vous conduire un ami qui désire tirer avec vous des vautours sur la Rhune.

Sorrondo me regarda avec curiosité.

— Monsieur, lui dis-je, mon ami D… me raille ; je n’ai jamais pensé que l’on pût tuer un vautour comme un perdreau.

— C’est pourtant la vérité, monsieur, répondit simplement le contrebandier. Il est toujours difficile d’abattre un aigle, mais la chasse au vautour n’est qu’un jeu d’enfans. Vous verrez cela, si vous me faites l’honneur d’accompagner ces messieurs, et vous excuserez l’hospitalité du montagnard. Je peux vraiment dire de moi comme le proverbe navarrais : un cœur vaste et une petite maison. Bonsoir,

  1. Nom national des Basques.
  2. Contrebandier célèbre qui rendit de grands services aux carlistes dans la guerre de sept ans.