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— Oui, me répondit de même mon ami. Il vient d’Ascain, un village assez proche d’ici, là-bas au pied de la Rhune. Il se nomme Manuel Sorrondo. Si tu avais comme moi vécu dans cette province, tu en aurais cent fois entendu parler. Sorrondo est un ancien officier carliste, un des plus terribles de la guerre de sept ans. On l’avait surnommé le boucher des christinos. Je ne sais combien de centaines il en a égorgés ou fusillés.

— Est-ce là son titre à l’amitié de notre docteur républicain? B... l’appelait tantôt d’un nom bizarre, cohla...

Coblacari apparemment. Cela veut dire en basque un poète, un chanteur ou, si tu veux, un troubadour de village. Manuel est en effet le premier poète de nos environs, ce qui le rend très populaire, et B... cultive, lui aussi, la poésie nationale. On m’a dit qu’ils ont concouru ensemble le mois dernier à Sare, et que Manuel a eu le prix. Ce bon docteur ne lui garde pas rancune.

— A la bonne heure, mais cela ne m’explique pas qu’un ardent républicain puisse montrer tant de sympathie à un carliste féroce, surtout au moment où il va sans doute reprendre les armes pour le trône et l’autel.

— Bon! reprit Edouard, ne sont-ils pas Basques tous les deux? C’est assez pour que le docteur vienne à son secours.

D... se tut, et nous demeurâmes quelques instans silencieux en fumant. Je n’osais pas faire d’autres questions. Tout à coup je vis le docteur, qui tournait l’angle du château Lohobiague suivi de son protégé.

— Je vous l’avais bien dit, s’écria B... avec un air de triomphe. Le commissaire ne pouvait me refuser ce service, d’autant plus qu’il n’avait aucun grief précis. Quand je lui ai demandé pourquoi il arrêtait Sorrondo, il m’a répondu : — On l’accuse de faire de la contrebande et de se mêler d’une conspiration carliste.

— En avez-vous des preuves?

— Non, cet homme est trop habile pour se faire prendre.

— C’est donc une arrestation arbitraire. Laissez-moi votre prisonnier, je me porte caution.

Sorrondo s’était approché d’Edouard pour lui serrer la main. Il me salua gravement du béret et s’assit auprès de moi. Le docteur lui fit servir du café et continua son récit :

— Enfin, à force d’instances, j’ai obtenu la liberté de Manuel. Ces fonctionnaires croient toujours lancer contre un Basque une accusation sans réplique lorsqu’ils le traitent de contrebandier. Il ne leur entrera jamais dans la cervelle que les plus honnêtes gens du Labourd et de la Soule[1] ont le droit de faire la contrebande.

  1. Arrondissemens de Bayonne et de Mauléon.