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n’est pas une plaisanterie, continua Edouard. Il s’agit d’une prise d’armes que va tenter l’infant don Carlos, et je suis ici pour le seconder. Tu connais mes opinions politiques. Habitant la frontière d’Espagne, et Basque par ma mère, je ne peux être que carliste déterminé. L’occasion est propice pour don Carlos, puisqu’il n’y a aucun maître de l’autre côté des Pyrénées; mais de ce côté-ci c’est différent. L’empereur ne favorisera pas le roi légitime, et notre besogne est difficile, à nous qui tâchons de rassembler des armes et de l’argent pour les faire passer en Espagne. Aussi je t’ai rencontré fort à propos pour me servir de paratonnerre, et mon invitation était, je l’avoue, un peu intéressée. Nous nous promènerons ensemble et nous passerons pour des baigneurs artistes ou misanthropes. Si la police m’honore d’une visite, elle ne trouvera chez nous que tes livres; mais j’espère que ta compagnie suffira pour m’en préserver.

Je ne pus m’empêcher de rire du rôle que me réservait mon ami. Ses projets me semblaient purement chimériques; cependant je connaissais trop son caractère pour essayer de l’en détourner. Je lui demandai seulement pour prix de mon service, puisque service il y avait, de me révéler un peu ses moyens de contrebande.

— Rien n’est plus aisé, me dit-il. Les contrebandiers peuplent le pays et sont tous à nous. Tu vois ces belles montagnes qui couronnent Saint-Jean-de-Luz, la Rhune et le Soubicia : sur leur sommet passe la frontière, et leurs deux versans en France et en Espagne sont habités par des Basques, tous frères, tous dévoués à la cause de l’infant, qui est leur cause nationale. Je te montrerai quelques-uns de ces montagnards, et tu verras les plus intrépides partisans et les plus rusés qui furent jamais.

Je ne poussai pas plus loin mes interrogations et pris le parti, pour répondre à la confiance d’Edouard, de ne plus m’inquiéter de ses affaires. Nous étions un soir assis devant les arcades du Café suisse, qui occupe le rez-de-chaussée de l’ancien château de Lohobiague, appelé aujourd’hui la Maison de Louis XIV en souvenir de l’hymen du grand roi. Nous regardions tour à tour la dernière pourpre du soleil couchant sur les pics de la Haya, les promeneurs qui s’en allaient vers la route d’Espagne, et nous causions de la politique du jour avec le docteur B..., médecin de la ville et grand ami d’Edouard. B..., qui avait de l’esprit et un caractère aimable, professait très ouvertement des opinions républicaines, et, sitôt qu’il entrait en discussion avec Edouard, je ne manquais pas d’attiser le feu. Ce soir-là, j’amenai la conversation sur l’avenir de la république espagnole, thème favori du docteur, qui commença une philippique contre l’ancien régime, les moines et l’inquisition. Son éloquence fut interrompue au plus bel endroit par des cris répétés qu’on entendait de l’autre côté de la promenade, sur la route d’Ascain.