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efforts très variables, et chacun peut en apprécier les effets. A l’égard des animaux domestiques, on a vu dans quelles limites est modifié le sujet qui a les jambes trop grêles ou les ailes trop courtes. M. Darwin n’hésite pas à convenir que pour les êtres vivant à l’état de nature aucun terme de comparaison ne permet de juger des effets ou de l’exercice ou du défaut d’usage. On n’a jamais vu un animal sauvage ne pas se servir de ses membres ou laisser des organes inactifs. Les créatures libres usent de leurs facultés dans la plus large mesure possible; des oiseaux ou des insectes n’ayant que des ailes imparfaites les agitent avec force afin d’accélérer la course; des reptiles qu’on appelle des scinques, jolis lézards vêtus d’écailles polies et brillantes, fort communs dans l’Europe méridionale, en Afrique et en Asie, ont le corps long et les membres tout petits, c’est merveille de voir la peine qu’ils se donnent pour aller vite avec leurs petites pattes. Qu’importe en ce moment le monde réel? c’est dans un monde imaginaire qu’on nous a transportés; avant d’en sortir, il est essentiel de le bien connaître, les prodiges de la sélection naturelle ne sauraient être trop sérieusement considérés.

Un oiseau qui ne vole pas semble une sorte d’anomalie, et pour- tant il existe des oiseaux incapables de voler, — ils n’ont que des ailes rudimentaires. Autrefois il y en avait davantage; nous avons retracé l’histoire de ces créatures belles ou étranges qui vivaient encore il y a deux siècles à l’île de France, à l’île Bourbon, à l’île Rodriguez[1]. A une époque dont il paraît impossible de préciser le terme, la Nouvelle-Zélande était habitée par les dinornis et Madagascar par les œpyornis, qui erraient à la manière des autruches et des casoars. M. Darwin songe à ces coureurs emplumés, et il affirme sa croyance que de tels oiseaux ont négligé l’usage des ailes, et après une suite de générations ont perdu la faculté de s’élever dans l’air parce qu’ils occupaient des îles où l’on ne rencontre pas de grands carnassiers. Il est permis de s’étonner que tous les individus de chaque espèce aient été pris ensemble de la même paresse; on se figure peu des êtres renonçant au plaisir d’une locomotion facile et pleine d’agrément, s’ils n’ont pas à craindre la poursuite d’ennemis dangereux. A voir les ébats, les courses folles, les évolutions sans fin de nos oiseaux, on se persuade que le besoin de fuir le danger n’est pas le seul mobile qui anime les créatures en possession d’une entière liberté. M. Darwin se contente de préparer d’autres surprises.

C’est à la quiétude trop parfaite dont jouissaient les oiseaux insulaires qu’il attribue l’abandon de l’usage des ailes, et cependant il ne peut oublier l’autruche. Aucune difficulté ne l’arrête. L’autruche

  1. Les Animaux disparus depuis les temps historiques, dans la Revue du 1er décembre 1870.