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motif bien ancien de poésie. Hérodote nous rapporte une légende scythique où Hercule, — un Hercule slave apparemment, quelque chose comme un Ilia de Mourom antéhistorique, — a commerce avec une créature moitié femme, moitié serpent. Pour en revenir aux chansons russes, nous ne savons à quel moment Ilia a pu commettre cette fredaine mythologique. Après avoir vaincu et retrouvé sa fille, il va se reposer et dormir; mais la polénitsa roule des projets sinistres. Elle en veut au héros du déshonneur maternel et de sa propre bâtardise. Elle revient à la tente d’Ilia pour se venger : c’était fait de lui, si son bon cheval ne l’eût encore éveillé à temps. Il saisit sa fille par le milieu du corps, l’enlève au-dessus de son épaule et la jette violemment contre terre; puis il l’empoigne par un bras et par une jambe, la déchire en deux et la coupe en menus morceaux qu’il répand sur la terre féconde. Dans d’autres chansons, ce n’est plus sa fille, la vierge au faucon, c’est son fils Sokolnik (le fauconnier, une sorte de féroce chasseur) qui est vaincu par Ilia et déchiré ensuite en punition d’une perfide attaque.

Le héros de Mourom n’est pas toujours en très bonne intelligence avec Vladimir. Il s’irrite surtout quand il le voit abuser de son autorité ou négliger les bogatyrs pour s’entourer de grands seigneurs. Un jour, encore après une longue absence, il entre dans la salle du festin en se donnant un nom d’emprunt. On ne le reconnaît pas, et on lui assigne une place parmi les nobles de second rang, tandis que Vladimir trône parmi les princes et les boïars. Le fils de paysan s’indigne de ce manque d’égards : «Tu es assis parmi les corbeaux, crie-t-il à Vladimir, et tu veux me faire manger avec les corneilles ! » Vladimir ordonne à ses courtisans de mettre à la porte l’insolent; mais vainement six d’entre eux le poussent sous chaque bras, et six autres par derrière, ils ne peuvent seulement ébranler son colback sur sa tête rebelle. Alors il leur administre une terrible volée de coups, jette son vrai nom à Vladimir stupéfait, et descend dans la cour, où il fait tomber à coups de flèches les tuiles d’or du palais et les croix d’or des églises. Avec cet or, il rassemble tous les mougiks, tous les piliers de cabaret, qu’il abreuve largement de vodka et d’hydromel. Vladimir veut alors apaiser Ilia; mais personne n’ose aller affronter le courroux du « vieux cosaque. » Seul Dobryna, uni au Mouromien par la fraternité guerrière, se charge avec grande hésitation de cette dangereuse mission. Il trouve le héros attablé avec ses cliens déguenillés. Ilia l’accueille assez bien et le charge de porter à Vladimir son ultimatum : le prince donnera un festin en son honneur; en outre tous les cabarets et toutes les brasseries resteront ouverts pendant trois jours aux frais de Vladimir. « Et s’il ne fait ma volonté, ajoute Ilia, demain il aura cessé de régner. » Le Beau-Soleil souscrit à toutes ses exigences, et