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souffrances et le mécontentement des populations. Il nous dit lui-même, en son langage officiel, à quels désordres il avait à faire face. « Que les hommes libres, écrit-il, ne soient plus contraints par les comtes à travailler à leurs prés, à faire leurs labeurs ou leurs moissons. » — « Que personne, dit-il ailleurs, ne soit assez hardi pour établir de sa propre autorité des péages nouveaux sur les rivières ou sur les routes. » Des iniquités d’une autre nature se produisaient. « Nous ne voulons pas, dit encore Charlemagne, que les petits propriétaires soient opprimés par les grands; nous ne voulons pas qu’écrasés par la fourberie ou la violence ils soient contraints de vendre ou de donner leurs terres. » En l’année 811, de nombreuses réclamations parvinrent à l’oreille du prince de la part de cette classe d’hommes que la langue du temps appelait les pauvres. Or nous devons bien entendre que ces pauvres n’étaient pas les mêmes hommes qu’on appelle de ce nom dans les sociétés modernes. Au-dessus des esclaves, des colons, des tenanciers, des prolétaires, s’élevaient ces « pauvres, » qui n’étaient autres que les petits propriétaires d’alleux. Ces hommes, qui seraient presque des riches dans nos états démocratiques, étaient réellement des pauvres et des faibles dans la société de ce temps-là. C’étaient eux qui souffraient le plus. Ils n’avaient pas la sécurité du serf que son puissant maître protégeait. Ils étaient quotidiennement menacés dans leur liberté et dans leurs biens. « Ces pauvres crient vers nous, dit Charlemagne; on les dépouille de leurs propriétés : si l’un d’eux refuse de livrer sa terre, on trouve mille moyens de le faire condamner en justice, ou bien on le ruine en le grevant outre mesure des charges militaires, jusqu’à ce qu’on l’oblige bon gré mal gré à vendre ce qu’il a ou même à le donner pour rien. »

L’autorité publique aurait dû défendre ces hommes; mais c’étaient au contraire les dépositaires de l’autorité qui les opprimaient; c’étaient les comtes, les centeniers, les évêques, que ces hommes accusaient de les dépouiller. Charlemagne était réduit à émettre cette singulière prescription : « nous interdisons à nos fonctionnaires d’acheter par des moyens frauduleux les propriétés des pauvres ou de les ravir par force. » Lorsque Louis le Débonnaire, en prenant possession du trône, fit faire une enquête générale, on constata « qu’une incroyable multitude d’hommes avaient été opprimés, spoliés de leur patrimoine, privés de leur liberté. » Ainsi cette monarchie de Charlemagne, si puissante qu’elle nous paraisse, avait été incapable de soutenir les faibles. Sous ses successeurs, nous ne rencontrons pas les mêmes plaintes, parce qu’on ne se plaignit même plus. Tous les désordres grandirent. « En ce temps-là, dit un annaliste en parlant du règne de Louis le Débonnaire, le