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Or un jour on voit arriver une héroïne, une polénitsa audacieuse; sur son cheval, qui ressemble à une puissante montagne, elle est campée comme une énorme meule de foin. Elle chevauche, la maudite, un faucon sur l’épaule; elle siffle et rugit, elle brave les héros chrétiens et les défie en combat singulier. « Si Vladimir, prince de Kief, ne m’oppose un champion, je courberai Vladimir sous mon glaive, je lui trancherai la tête, j’exterminerai tout le peuple des mougiks, je réduirai en poussière les églises de Dieu. » Les héros se regardent terrifiés, et Ilia leur demande qui l’on chargera de combattre la chienne. On envoie d’abord Alécha Popovitch. Il chevauche, il chevauche, et se cache derrière un chêne pour regarder la polénitsa. A sa vue, le courage lui manque, et il revient au galop vers ses frères d’armes, avouant qu’il n’ose combattre. On envoie Dobryna Nikitich; lui aussi tourne bride épouvanté. Ilia de Mourom, « le vieux cosaque, » voit bien que c’est à lui de donner l’exemple. Il chevauche, il chevauche; mais ce n’est point une plaisanterie que les jeux de la polénitsa! Elle lance sa massue d’acier jusque dans les nuages et la rattrape d’une seule main. Et quelle massue! elle pèse 36,000 livres. Comme tant de héros des épopées homériques ou françaises, Ilia sent son cœur glacé d’effroi. Il harangue son bon cheval, le suppliant de ne pas l’abandonner à l’ennemi, puis il charge vigoureusement l’héroïne : on eût cru voir deux nuages s’entre-choquer au milieu du tonnerre et des éclairs. A coups de massue, à coups de lance s’attaquent les deux guerriers; à la fin, ils mettent pied à terre et luttent corps à corps. Ilia est terrassé; la géante le tient sous son genou et se prépare à l’égorger; mais Ilia de Mourom ne doit point mourir en bataille. Cette pensée redouble ses forces ; il renverse son ennemie, et à son tour lui presse la poitrine de son genou et lève sur elle son couteau d’acier. Pourtant il voudrait savoir son nom et son origine. Or dans la plupart des épopées les héros, par point d’honneur, hésitent presque toujours à se faire connaître. Dire son nom, c’est en quelque sorte demander merci. La polénitsa insulte donc Ilia et refuse de répondre. « Ah! vieux barbon! si j’étais ainsi agenouillée sur toi, je t’ouvrirais ta poitrine blanche, j’en arracherais le cœur et le foie, et je ne te demanderais ni ton père, ni ta mère, — ni ta race, ni ton pays. » Ilia va frapper, mais une force inconnue retient son couteau d’acier à la hauteur de son épaule. Trois fois il recommence ses questions : à la fin, la géante déclare qu’elle est née aux pays païens, et que sa mère lui a donné un coursier héroïque en lui disant d’aller chercher son père dans la sainte Russie. Ilia la relève, l’embrasse, et lui apprend qu’il est son père. Il a vaincu autrefois une polénitsa et l’a rendue mère. Cette union d’un héros avec une femme de race maudite doit être dans les pays slaves un