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s’affranchir. Nombreux comme ils étaient et n’étant pas maintenus sous le joug par les pouvoirs publics, on croirait qu’il leur eût été aisé de sortir de leur servitude. Ils ne l’essayèrent même pas; les insurrections de serfs sont d’une époque bien postérieure. Au temps des rois mérovingiens, non-seulement le nombre des esclaves ne diminua pas, mais il augmenta dans une forte proportion. Les actes de donation et de testament mentionnent de nombreux achats d’esclaves. Il est avéré que beaucoup d’hommes se vendaient volontairement. D’autres étaient enlevés de force et réduits en servitude. Ce n’était pas seulement au nom du droit de la guerre que les hommes étaient ainsi asservis; ce n’étaient pas seulement les rois qui, dans leurs querelles intestines, condamnaient leurs prisonniers à l’esclavage. Il se commettait en outre, journellement et sur tous les points du territoire, une foule de vols de personnes humaines, et il y avait une sorte de brigandage organisé contre la liberté. Nous lisons dans la loi salique : « Si quelqu’un a dérobé un homme libre et l’a vendu,... » et dans la loi des Ripuaires : « Si un homme libre a vendu au-delà des frontières un autre homme libre... » Ainsi, dans cette confusion universelle, ce n’était pas l’esclave qui reprenait sa liberté, c’était l’homme libre qui était à tout moment menacé de tomber dans l’esclavage.

Le fait dominant de cette triste époque, celui qui remplissait toutes les existences et les troublait toutes, c’était l’absence de sécurité. Défendre son bien, sa liberté, sa vie, était la grande affaire, la grande difficulté, la suprême ambition de l’être humain. Pour cela, il ne fallait compter ni sur les rois, ni sur leurs fonctionnaires, ni sur les tribunaux. L’administration et la justice étaient sans force. Il arriva alors ce qui s’était toujours produit et ce qui se produira toujours en pareil cas : le faible, qui ne se sentait pas protégé par les pouvoirs publics, demanda à un fort sa protection et se mit sous sa dépendance. Le patronage fut le refuge de tous ceux qui voulaient vivre en paix. Telle est l’inévitable loi; les inégalités sociales sont ordinairement en proportion inverse de la force de l’autorité publique. Entre le petit et le grand, entre le pauvre et le riche, c’est cette autorité publique qui rétablit l’équilibre. Si elle fait défaut, il est à peu près inévitable que le faible obéisse au fort, que le pauvre se soumette au riche.

Mais pourquoi les faibles ne défendirent-ils plus vaillamment leur indépendance et leurs propriétés? Ils étaient nombreux, la loi leur permettait de s’associer; ils possédaient des armes; pourquoi ne s’opposèrent-ils pas au triomphe des institutions aristocratiques[1]?

  1. La querelle d’Ébroin et de saint Léger est quelquefois présentée comme une lutte des classes inférieures contre l’aristocratie; mais il n’y a pas un seul des chroniqueurs contemporains qui lui attribue ce caractère. Ni Frédégaire, ni les vies des saints, ni les diplômes ne fournissent le moindre indice d’une coalition ou d’un effort général des hommes libres.