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rançon du brigand. On apporte à Ilia une coupe pleine d’or, une coupe pleine d’argent, une coupe pleine de perles. « C’est pour ma peine ! dit-il en les prenant ; mais je ne vous rendrai pas votre père, il recommencerait ses brigandages. » Dans le plus grand nombre des variantes, Ilia refuse l’argent. Il conserve ce caractère de héros désintéressé qui contraste avec les données de l’épopée germanique, où l’on s’égorge pour l’or rouge de la bruyère ou le trésor des Niebelungen. De même, quand les mougiks de Tchernigof viennent le remercier d’avoir délivré le pays et lui offrir de l’or et le gouvernement de leur cité, il refuse la fortune comme le pouvoir. Il se hâte d’arriver auprès de Vladimir pour les fêtes de Pâques.

Il est arrivé ; il a franchi la grande porte du palais, il est entré dans la salle d’honneur du Beau Soleil. « Il fait le signe de la croix comme il est ordonné, salue comme il est prescrit, s’incline vers les quatre côtés, principalement devant le gracieux prince Vladimir et devant la princesse Apraxie. » — « Salut, lui dit Vladimir ; salut, brave et bon compagnon. J’ignore ton nom et ton pays. Es-tu tsar ou fils de tsar ? es-tu roi ou fils de roi ? » Le fils de paysan décline son nom, annonce sa capture. Tout le monde s’empresse pour voir le brigand. Vladimir l’invite à rugir comme une bête fauve, à siffler comme un rossignol. Soloveï refuse de faire montre de ses talens. « Je ne mange pas ton pain, dit-il au prince de Kief, je ne suis pas ton serviteur, ce n’est pas à toi que j’obéirai ; » mais il obéira au Mouromien, qui lui renouvelle l’ordre de siffler. Pour le mettre en verve, le gracieux prince lui verse une coupe de vin de la contenance de quinze craches. Soloveï l’empoigne d’une seule main, la vide d’un seul trait, à la manière héroïque. Ilia lui avait enjoint de ne rugir, de ne siffler qu’à demi pour épargner le prince et ses gens ; mais le monstre, par malice, rugit et siffle à pleine gorge. À ce sifflement s’écroulent les toits du palais ; tous les convives tombent demi-morts, Vladimir lui-même, dans certaines chansons, d’effroi marche à quatre pattes. C’est la scène, si souvent représentée sur les vases antiques, de la terreur d’Eurysthée quand Hercule lui amène enchaîné, du fond de l’enfer, le Cerbère aux trois gueules hurlantes. En punition de sa désobéissance, le héros saisit le brigand et le coupe en menus morceaux qu’il répand dans la campagne ; nous reviendrons sur le côté mythique de ces aventures.

Voilà donc Ilia de Mourom entré au service du prince, ou plutôt au service de la terre russe assaillie par tant d’ennemis. Il devient le chef des bogatyrs de Kief, leur ataman, comme il est dit dans les variantes plus modernes. Avec eux, il monte la garde aux barrières de la capitale, pour empêcher que « nul piéton ne les dépasse, que nul cavalier ne les franchisse, que nulle bête fauve ne les escalade, que nul oiseau de mauvais augure ne vole au-dessus. »